- Jan 2021
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Depuis plusieurs années,
L'éminent philosophe et psychiatre français Pierre Janet a été le premier, à la fin du dix-neuvième siècle, à prendre conscience de l'importance du vécu traumatique dans les troubles du comportement alimentaire.
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Le contexte plus vaste du processus de démocratie sanitaire prônée en France notamment par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 (insistant tout particulièrement sur l’« information des usagers du système de santé et l’expression de leur volonté ») semble renvoyer la notion d’autonomie à une généralisation du droit des citoyens à moduler les soins selon leurs propres exigences. Mais elle semble aussi introduire une liberté de choix qui expose ces mêmes citoyens à une prise de risque incontrôlée
Selon moi, on ne peut évidemment pas empêcher les usagers de s'exprimer et d'exprimer leur volonté et leurs souhaits. Cependant, la prise de risque peut être effectivement incontrôlée et contribuer peut-être à une dégradation massive de l'état de santé de certaines personnes anorexiques.
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« choix », « liberté », « droit » d’être anorexique
Y a t-il vraiment un choix ou la personne subit-elle sa maladie ? Est-elle vraiment libre ou est-elle en prise avec ses propres démons ?
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Le caractère déclaratif et performatif de ces présences corporelles anorexiques et boulimiques sert finalement à mettre l’individu en harmonie avec son milieu social d’élection. La transformation que l’usager cherche à opérer sur lui-même rejoint les évolutions possibles de la communauté composée par les personnes avec lesquelles il interagit.
A la fin de son livre, Solène Révol, qui a connu pendant près de deux ans l'enfer de l'anorexie, remercie ses amies et son milieu social d'élection qui lui ont permis de s'en sortir. Dans ce journal intime, elle raconte "ce monstre"qui s'invite à chaque repas et l'empêche de se nourrir : une petite voix obsédante qui lui renvoie l'image d'une fille nulle, énorme, immonde. Je ne crois pas donc vraiment pas que le caractère déclaratif et performatif de ces présences corporelles anorexiques et boulimiques sert finalement à mettre l'individu en harmonie avec son soit disant milieu social d'élection. Ce dernier reste vraiment fictif et prend soin en surface du malade anorexique.
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Ainsi, il arrive à posséder « un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance [18][18]Pierre Bourdieu, « Le Capital social : notes provisoires »,… ».
Je ne suis pas du tout d'accord avec ce point de vue. Je pense qu'il ne s'agit pas d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'inter-reconnaissance. Je crois que les amitiés se tissent ailleurs, au sein des collèges ou des lycées. Que seule ici une facette de la personnalité est montrée et que la personne n'est pas reconnue dans son entièreté mais juste dans ses "exploits" liés à sa maladie.
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Constamment stigmatisés dans les médias, qui les qualifient d’« apologètes de l’anorexie », les usagers de sites de troubles alimentaires fournissent surtout un soutien émotif et un sens de proximité émotionnelle à des jeunes gens et à des adultes en détresse. Pour ce faire, et pour trier entre « souffrants », simples « régimeuses » et flâneurs animés par une curiosité morbide, ils doivent constamment demander des « preuves d’identité »
Je ne rejoins pas tout à fait ce point de vue. Pour moi, effectivement, cela permet à ces personnes anorexiques de sûrement se sentir moins seules. Par contre, je ne crois pas que c'est l'outil le plus approprié pour échanger, parler et peut-être guérir. Il me semble que l'hôpital peut accueillir et traiter des patientes anorexiques au travers, par exemple, des groupes de paroles. Les psychologues peuvent aussi accompagner ces patientes, sans jugement et de façon confidentielle afin de les soutenir au mieux dans leur maladie.
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L’image que l’internaute donne à voir de son corps se projette alors dans un futur de perfection (les modèles de beauté incarnés par les mannequins) ou se fige dans un présent fait d’efforts et de sacrifices (le corps jamais satisfaisant, toujours en transition, de la personne atteinte de troubles alimentaires), met en scène un corps « en puissance ».
Est-ce véritablement un "corps en puissance"? L'idéal que les anorexiques poursuivent sans relâche pourra t-il un jour être atteint ? Selon Philippe Jeammet, leur tâche reste toujours inachevée et elles ne vont jamais assez loin.
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Tout est minutieusement construit : face à un miroir ou à une webcam, les détails sont soignés, les contenances codifiées à l’extrême, le cadrage ayant pour fonction de valoriser certaines parties du corps (bras, hanches, côtes).
Certaines anorexiques arrivent à concéder que "le haut du corps est peut-être un peu trop maigre" mais souvent trouvent toujours "le bas, le ventre et les hanches " un peu trop volumineux. Je ne suis donc pas étonnée qu'elles mettent en avant les parties qu'elles considèrent les plus maigres.
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Les interactions sociales, qu’elles soient ou non médiatées par des technologies de l’information et de la communication, peuvent être appréhendées comme des allers-retours incessants entre une scène (en l’occurrence les réseaux numériques, espaces de la monstration de soi) et des coulisses (lieux en principe inaccessibles au public, où l’acteur peut ne pas être ce qu’il dit être quand il est sur la scène).
Je rejoins tout à fait ce point de vue. Pour moi, les adolescentes qui se connectent sur ce site ne racontent pas tout de ce qu'elles vivent notamment au niveau de leur cellule familiale. Il y a effectivement ce qui est montré et ce qui se vit derrière la scène notamment au domicile.
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En présentant la dénomination diagnostique commune comme antagoniste au sein d’un dispositif scénique en ligne, le souffrant arrive à exprimer un idéal performatif de l’écriture de son corps, un ensemble d’objectifs personnels, et finalement une identité positive [11][11]D. Ferreday, « Unspeakable Bodies : Erasure, Embodiment and the….
Selon Charlotte De Perseval, à leur arrivée dans le service de l'hôpital, les patientes manifestent peu d'intérêt pour leur vie psychique ou seulement dans une volonté de maîtrise intellectuelle, et nient souvent tout lien entre leur symptomatologie et leurs conflits internes ou leur histoire familiale. Les participantes du groupe de paroles sont progressivement invitées à une liberté de parler et de ressentir. Cela permet notamment aux patientes d'être partiellement soulagées de leurs contraintes internes en déviant leur agressivité et le sadisme jusque là retournés contre elles, vers un objet externe, le contrat, tout en les autorisant à lâcher le symptôme, ce qui protège leur narcissisme. Ici, le symptôme n'est pas lâché. Je ne rejoins pas du tout Antonio Casilli sur le fait que le souffrant arrive, par ce biais, à construire une identité positive. Pour moi, elle reste une façade.
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amie, Ana.
Ana et Mia, lorsqu'on prononce ces deux mots, me font penser, effectivement à la consonance du mot ami. Pour les personnes anorexiques qui se sentent souvent seules, cela doit être rassurant. Pour ma part, Ana et Mia semblent avoir une relation d'emprise sur les adolescentes qui se connectent avec elles. Le péché est évoqué plus haut. Il s'agirait de vouer un culte à ces divinités qui présentent l'anorexie comme la finalité d'un choix héroïque associé à une forme de spiritualité mortifère.
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regorgent de représentations de corps filiformes, de portraits de jeunes femmes et jeunes hommes témoignant de leurs attitudes contradictoires face à leur amaigrissement, vécu autant comme une aggravation de leur état de santé que comme un « progrès » dans leur quête pour une perfection physique inatteignable.
L'idée est ici d'atteindre un corps rêvé, idéalisé mais aussi, un corps complétement standardisé, aseptisé qui se rapprocherait, peut-être, selon moi, d'un corps cauchemardesque. Je pense, qu'à ce stade c'est une nette aggravation de l'état de santé des personnes anorexiques et qu'il ne s'agit pas d'un progrès face à un désir éperdu de maigrir qui prend le pas sur celles-ci.
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Évidemment, la question de l’image du corps se pose avec une insistance toute particulière
Je pense que nous parlons effectivement ici du corps social, de toutes les images de minceur dont les médias peuvent faire l'apologie ainsi que le web. Notons que la question du corps social, du corps médiatique est à prendre en compte. Cependant, il n'est pas, pour moi, la cause de l'anorexie. Il reste pour certaines personnes, même des personnes non malades, un idéal à atteindre.
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pour que l’on puisse tâter sa maigreur », prennent au contraire sur Internet la forme d’allures effrontées, montrant les aspects les plus extrêmes du quotidien des personnes atteintes de troubles alimentaires :
Je trouve que quelque soit le type de postures, ces corps renvoient, pour moi, l'image de la mort. En aucun cas, ils ne ressemblent à des allures effrontées et, cette maigreur, cette pâleur, me fait surtout très peur et me choque.
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Les adolescentes et les jeunes adultes membres de cette communauté affichent une posture proactive et une distance critique vis-à-vis de l’intermédiation médicale sur le corps et sur la santé. Leurs sites web sont utilisés comme des véhicules d’entraide, de rencontre avec d’autres personnes vivant avec des troubles alimentaires, ou bien de débat avec des personnes non atteintes.
Selon Philippe Jeammet, de la part des malades, il y a une méconnaissance et un déni de leur maigreur qui reflètent l'importance du trouble quasi-délirant de leur perception de l'image du corps. L'absence totale de préoccupation à propos de leur état de santé, si caractéristique, est telle qu'il y a même un sentiment de bien-être et de force qui va croissant au fur et à mesure de l'amaigrissement. Je rejoins tout à fait ce point de vue et ne pense pas que les adolescentes et les jeunes adultes membres de cette communauté ont une distance vraiment critique face à leur maladie.
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En projetant les desiderata liés à sa présence physique, tout usager ana-mia forme un projet de soi qui se fait projet de corps – et, dans les réseaux, projet de nous.
Effectivement, il y a "un projet de nous " qui se dessine. Cependant, celui-ci aboutit à une compétition malsaine des corps et, selon le livre de Solène Révol relatant comment elle a su dépasser sa maladie, elle évoque : " n'attendez pas de voir la détresse du malade, un visage pâle, des cernes, de la fatigue, des yeux qui perdent leur éclat...La souffrance est morale avant d'être physique, alors il faut agir." Pour moi, agir n'est donc pas en valorisant ce que peut apporter ces sites aux personnes anorexiques mais bien de les orienter vers des structures adaptées où elles peuvent être soignées.
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Les rôles sont établis, la hiérarchie est claire : la néophyte se laisse conduire par la modératrice et on la retrouvera quelques jours après à la nouvelle adresse de la communauté en ligne.
Pour moi, il s'agit vraiment d'une relation d'emprise d'une personne sur une autre. La personne fragile est tout de suite prise en main, guidée par une autre personne. Elle ne l'alerte pas sur son symptôme et, au contraire, la pousse à rentrer dans son univers qui est mortifère.
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Souvent désignés par la presse généraliste sous le terme wannarexics, en anglais, raccourci de wannabe + anorexics, c’est-à-dire « ceux qui désirent devenir anorexiques » (ou « régimeuses » en français), ils participent à la performance des troubles alimentaires en ligne en apportant un élément que Kafka considérait capital : un public.
Je pense effectivement que dans ce domaine comme dans d'autres, l'anorexique montre un grand perfectionnisme et une quête anxieuse d'excellence qui fait qu'elle est toujours insatisfaite de ses performances. Cependant, les patients disent invariablement selon Jean-Pierre Benoît, qu'ils ont débuté ce régime pour eux et pas pour les autres, pour revaloriser leur narcissisme et non pour séduire. Je ne rejoins donc pas tout à fait l'auteur sur le fait que ce soit essentiel qu'il y ait un public.
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La présence des usagers dans les environnements d’interaction numérique « comporte ainsi un caractère performatif dans la mesure où nous devons supposer que l’interlocuteur est ce qu’il revendique être [4][4]Marie Bergström, « Sites de rencontres : nouveaux territoires… ». Écritures de soi, descriptions de gestes et sensations, projections de modèles physiques au moyen de photos retouchées, avatars de puissance et de maîtrise sur son apparence et sa destinée, parangons de perfection face à un contexte alimentaire et sanitaire caractérisé par une cacophonie croissante des avis et des discours [5][5]Sur la notion de « cacophonie alimentaire », voir Claude…, ces représentations des usagers, de leurs activités, postures et sensibilités, laissent deviner le développement idiosyncrasique de tensions et de contraintes, ainsi qu’un répertoire de stratégies de présentation de soi, de ses goûts et de ses problématiques.
Pierre Janet s'est intéressé en particulier aux phénomènes de dissociation et a proposé d'étudier de manière systématique la relation entre l'expérience traumatique et la dissociation pour ces pathologies (Janet, 1823). Il décrivait la dissociation comme un mécanisme psychologique crucial par lequel l'organisme réagit à un traumatisme qu'il ne peut supporter. L'interlocuteur est-il alors vraiment ce qu'il revendique être?
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