L'École et les Valeurs de la République : Synthèse de la Journée d'Études
Résumé
Ce document de synthèse analyse les thèmes, arguments et données clés présentés lors de la journée d'études intitulée "L'École, un territoire vivant au cœur des valeurs de la République".
Organisée par l'INSPÉ de l'Académie de Lille, cette journée s'est déroulée dans un contexte marqué par l'attentat d'Arras, conférant une acuité particulière aux débats.
Les interventions soulignent unanimement la mission première de l'École, inscrite dans le Code de l'éducation, de faire partager les valeurs de la République.
Cette mission s'ancre dans un héritage historique profond, allant des Lumières aux lois Jules Ferry, et vise à former des citoyens émancipés par la raison et le savoir.
Une analyse sémantique et juridique révèle que la notion de "valeurs de la République" est d'usage récent, tant dans le discours public que dans les textes de loi, avec une augmentation significative depuis les années 1980.
Ces valeurs ne sont pas figées ; elles évoluent et s'enrichissent, comme en témoigne l'intégration de la lutte contre les discriminations.
Le droit ne leur donne pas de définition constitutionnelle, et leur mention prédomine dans le Code de l'éducation et le droit des étrangers.
Sur le plan pédagogique, un consensus émerge sur la nécessité de dépasser une "pédagogie de la prescription" pour atteindre une "pédagogie de la conviction".
Cette "approche citoyenne" refuse l'inculcation et promeut la pensée critique, l'expérimentation des valeurs au quotidien et la coopération.
L'objectif est de permettre aux élèves non seulement de connaître les valeurs, mais de les "éprouver" et d'en ressentir le bénéfice, transformant l'école en un "écosystème de valeurs".
Enfin, les discussions mettent en lumière les défis contemporains : le poids croissant qui pèse sur l'institution scolaire, le communautarisme, le relativisme et la nécessité de ne pas nier le réel tout en présentant les valeurs comme un idéal à conquérir.
L'écart entre la valeur et le réel est présenté non comme un échec, mais comme l'espace même de l'engagement citoyen.
1. La Mission Fondamentale de l'École dans un Contexte de Crise
Les propos introductifs des différents intervenants ont unanimement rappelé le rôle central et fondateur de l'École dans la transmission des valeurs républicaines, une mission rendue encore plus cruciale par le contexte contemporain.
1.1 Un Fondement Juridique et Historique
La mission de l'École est clairement définie par l'article L111-1 du Code de l'éducation, cité à plusieurs reprises, qui stipule que "la nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République".
Cette mission n'est pas un simple "supplément d'âme" mais une obligation professionnelle qui constitue l'armature du projet républicain.
Les intervenants ont inscrit cette mission dans une profondeur historique :
• Les Lumières et la Révolution : Alain Frugère a évoqué l'esprit des Lumières (Molière), le projet d'instruction publique de Condorcet (1792) qui établit la primauté des savoirs issus de la recherche sur les opinions et les croyances, et le "pari de la raison émancipatrice".
• Le 19ème siècle : Madame Looher a rappelé le projet des républicains de la Troisième République (Gambetta, Ferdinand Buisson) de stabiliser le régime grâce à l'éducation, aboutissant aux lois Jules Ferry de 1881-82 qui instaurent un enseignement fondé sur la gratuité, l'obligation et la laïcité.
1.2 Le Poids du Contexte Actuel
La journée d'études, bien que planifiée de longue date, a été profondément marquée par l'assassinat de Dominique Bernard à Arras.
Cet événement a donné une "coloration tout à fait particulière" aux réflexions, comme l'a souligné Sébastien Jaibovski.
Ce contexte met en lumière plusieurs tensions :
• Le Poids sur l'Institution : Sébastien Jaibovski a soulevé la question du "poids qui aujourd'hui est très important, peut-être trop important" que la société fait peser sur l'École et ses enseignants.
• La Conquête Permanente : Il a également insisté sur le fait que "les valeurs ne sont jamais acquises mais elles sont toujours à être conquises et à conquérir".
• Les Défis Sociétaux : Alain Frugère a mentionné "le repli sur soi, le communautarisme, l'intolérance voire la haine" comme des défis quotidiens, tandis que Mathieu Clouet a listé les inégalités sociales, les effets de l'économie médiatique et le relativisme.
2. Analyse de la Notion de "Valeurs de la République"
L'intervention d'Ismaël Ferrat, professeur des universités, a offert une analyse lexicale et juridique détaillée, démontrant que la notion de "valeurs de la République" est à la fois complexe, évolutive et d'émergence récente.
2.1 Une Apparition Récente dans le Discours Public et Juridique
Contrairement à une idée reçue, l'usage du syntagme "valeurs de la République" est un phénomène récent.
• Dans les publications : Une analyse des corpus de textes numérisés (Google Books) et des archives du journal Le Monde montre une quasi-absence du terme jusqu'aux années 1980, suivie d'une "explosion" de son usage à partir de 1989.
• Dans le droit : L'occurrence du terme dans les codes juridiques français est très faible au début des années 2000 et connaît une forte poussée à partir de 2016.
Cette augmentation est principalement due à deux codes :
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- Le Code de l'éducation.
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- Le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
2.2 Une Définition Juridique Absente et Évolutive
L'analyse juridique révèle un paradoxe : bien que la notion soit de plus en plus utilisée, elle reste juridiquement insaisissable.
• Absence de définition constitutionnelle : Aucun texte constitutionnel ne définit précisément ce que sont les valeurs de la République. Le Conseil constitutionnel n'a produit aucune étude sur le sujet.
• L'avis du Conseil d'État : Saisi lors du projet de loi "séparatisme", le Conseil d'État a jugé la notion de "valeurs" trop large pour être un principe de droit généralisable, lui préférant celle de "principes républicains".
• Des valeurs évolutives : La liste des valeurs n'est pas figée. La lutte contre les discriminations, par exemple, est une valeur aujourd'hui considérée comme une évidence, alors que le premier article du Code pénal sur ce sujet ne date que de 1994.
3. L'Approche Pédagogique : De la Prescription à la Conviction
Mathieu Clouet, représentant l'équipe académique Valeurs de la République, a développé le concept d'une "approche citoyenne des valeurs à l'école", qui se distingue par son refus de l'inculcation au profit d'une adhésion réfléchie.
3.1 Refuser l'Inculcation, Viser la Conviction
L'objectif n'est pas seulement de faire connaître les valeurs, mais de les "faire partager".
• Pédagogie de la conviction : "Nous ne pouvons pas nous contenter d'une pédagogie de la prescription, il nous faut trouver la voix d'une pédagogie de la conviction."
• Appel à la raison : Cette approche repose sur l'éducation à la liberté, fait appel à la pensée critique et apprend aux élèves à interroger les valeurs elles-mêmes.
• Les trois dimensions de la valeur : Elle doit prendre en compte les dimensions
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intellectuelle (contenus),
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psycho-affective (ressenti) et
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conative (action).
3.2 L'École comme "Écosystème de Valeurs"
Pour que les valeurs aient du prix aux yeux des élèves, ils doivent les "éprouver", c'est-à-dire en ressentir le bénéfice et en tester la réalité.
• Le rôle des savoirs : La transmission des connaissances participe à l'éducation aux valeurs. Citant Catherine Kintzler, Mathieu Clouet parle de la "puissance libératrice des enseignements" : maîtriser un savoir est une expérience concrète de la liberté.
• L'expérience vécue : L'éducation aux valeurs passe aussi par la coopération, la prise de responsabilité et les pratiques participatives. L'école doit être un lieu où les valeurs sont incarnées au quotidien pour éviter les écarts entre le discours et la réalité.
• Inverser la focale : Il est suggéré de replacer les faits négatifs (discriminations, racisme) dans la perspective plus large de la lutte pour l'égalité.
L'exemple de l'affaire Dreyfus est utilisé pour montrer que la France de l'époque n'était pas seulement celle de l'antisémitisme, mais aussi le seul pays d'Europe où des intellectuels se sont levés pour défendre un Juif.
4. Étude de Cas : l'Enseignement de la Laïcité
Ismaël Ferrat a illustré les enjeux de la transmission des valeurs à travers l'exemple de la laïcité, en analysant son traitement dans les programmes scolaires.
Période
Occurrence du mot "Laïcité" dans les programmes (élémentaire/collège)
Contexte et Enjeux
Années 1970-1980
Quasiment absente La laïcité est considérée comme une évidence, une "non-notion" sur le plan pédagogique.
Années 1990-2000
Forte augmentation
L'émergence est liée à la nécessité d'expliquer les règles, notamment suite à l'affaire du voile de Creil (1989) et la circulaire Bayrou (1994) sur les signes religieux ostensibles.
Depuis 2013 (Loi Peillon) Présence stabilisée à un niveau élevé
Un élève scolarisé aujourd'hui rencontre la notion environ 13 fois entre le primaire et le collège.
L'enjeu pédagogique est double :
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- Expliquer le principe : Donner les clés de compréhension d'une valeur fondamentale.
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- "Déconflictualiser" : Éviter que le principe soit perçu par certains élèves, notamment de culture musulmane, comme étant dirigé "contre l'islam".
Les résultats sont probants : une étude du Knesco montre que 90 % des élèves de 3e et 80 % des lycéens en terminale ont déjà abordé la laïcité en cours et maîtrisent globalement bien la notion. Cela démontre l'efficacité du travail mené en classe.
5. Conclusion : La Valeur comme Engagement et "Refus du Réel" La journée d'études se conclut sur une vision exigeante mais volontariste de la mission de l'École.
La transmission des valeurs de la République n'est pas l'imposition d'un dogme, mais une invitation à participer à un projet collectif de "perpétuelle réinvention démocratique".
Comme l'a formulé Mathieu Clouet, il faut se souvenir qu'"une valeur ça n'est pas seulement un reflet du réel, une valeur c'est aussi un refus du réel".
L'écart entre l'idéal prôné par la valeur (l'égalité, la fraternité) et les imperfections de la société n'est pas un signe d'échec.
Au contraire, "c'est précisément dans cet écart que nous pouvons trouver les moyens d'apporter aux élèves que nous encadrons la volonté d'agir et de s'engager dans la République française".
L'approche citoyenne des valeurs est donc, en définitive, une preuve de l'engagement citoyen de l'ensemble de la communauté éducative.