Document de synthèse détaillé : Les parcours des jeunes décrocheurs scolaires et leur transition vers l'âge adulte
Introduction
Ce document de synthèse s'appuie sur la conférence d'Antoine Querrec, docteur en sociologie et chercheur, présentant les résultats de sa thèse sur les transitions vers l'âge adulte des jeunes anciens décrocheurs scolaires.
L'étude, menée principalement dans le Mantois (Val Fourré), explore la subjectivité de ces jeunes, la façon dont ils vivent et composent avec le décrochage, et ses conséquences sur leur parcours d'insertion.
L'objectif est de comprendre non pas "ce que ces jeunes sont devenus", mais plutôt "par quel chemin ils sont passés, quel cheminement ils ont vécu".
Thème principal : Le décrochage scolaire comme expérience sociale structurante
Antoine Querrec affirme que le décrochage scolaire n'est pas seulement un fait éducatif, mais une expérience sociale profonde qui structure la transition vers l'âge adulte de manière singulière pour les jeunes concernés.
Cette expérience "dépasse le seul fait d'être bien souvent peu ou pas diplômé", car elle "va structurer un contexte qui détermine leur place au sein des relations sociales familiales, au sein du monde du travail, au sein du monde de l'insertion et plus largement les situe dans le monde social".
Ce contexte rend leur transition vers l'âge adulte "assurément plus compliquée".
Idées et faits importants :
Une transition vers l'âge adulte singulière : "Réparer le passé pour avancer vers la vie adulte"
Les jeunes décrocheurs abordent l'âge adulte différemment des autres jeunesses françaises.
Leur parcours est marqué par la nécessité de "réparer le passé" et de prendre progressivement distance avec les héritages scolaires.
Contraintes objectives et décalage des seuils statutaires Le manque de diplôme ou la faiblesse des qualifications compliquent l'insertion professionnelle (chômage, conditions d'emploi).
Cela allonge considérablement les temps d'insertion et décale les "seuils statutaires" de l'âge adulte (construction d'une famille, décohabitation), car le travail est "la pierre angulaire du devenir adulte".
L'expérience singulière du "temps du rien"
Après la déscolarisation, les jeunes entrent dans une période de "carrefour biographique", un temps "flottant, indéterminé, intermédiaire" entre la fin de l'école et l'établissement d'un projet pérenne.
Les jeunes décrivent souvent cette période comme le "temps du rien", "qui n'aurait servi à rien ou qui aurait été vécu dans l'absence de quelque chose".
Ce "temps du rien" est paradoxal : il est raconté comme une inactivité, mais "recouvre beaucoup d'engagements, beaucoup de pratiques". Séquences du "temps du rien" :Temps de l'événement : choc de la déscolarisation, intensification de pratiques antérieures (illicites, solidarités domestiques, associatives).
Temps de flottement : caractérisé par un "flottement statutaire", entre la fin du statut d'élève et l'attente d'un nouveau statut qui "n'arrive pas". "Ils sont ni en scolarité, ni au travail, ni en formation. Ils sont finalement dans un entre-deux, une indétermination".
Ce flottement souligne l'importance du statut d'élève qui, même pour les décrocheurs, "leur permettait avant tout de se situer dans l'espace social et d'afficher une certaine normalité".
La persistance du "statut de décrocheur" et ses conséquences familiales
Le statut de décrocheur ne s'annule pas avec la fin de l'école ; il est "suspendu tout au long du temps du rien" et prend le devant de la scène, notamment au sein de la famille.
"Une émergence assez flagrante de nombreux conflits, tensions avec les parents qui vont s'organiser sur leur responsabilité dans leur décrochage".
La "passivité" perçue par les parents devient inacceptable (sortir avec des amis, rentrer tard, rester à la maison).
Des responsabilités domestiques peuvent être imposées, principalement aux femmes.
Le statut de décrocheur "va coloniser leur quotidien et reconfigurer leurs relations sociales et familiales". Les stratégies de résistance et de maturation pendant le "temps du rien"
Loin de la résignation, les jeunes "vont œuvrer progressivement et tout au long de leur jeunesse pour composer, réagir, résister à ce destin de décrocheur". Ils mettent en place des "stratégies souvent peu audibles [par la famille et les institutions] mais non moins importantes" pour "réagir aux effets de leur décrochage et reprendre en quelque sorte la main sur leur devenir".
Raisons de ces stratégies :Sortir de l'inactivité et de l'ennui : "Ces jeunes vont vivre après la scolarité l'ennui et parfois la solitude".
Échapper au risque d'enfermement social et de marginalisation : une "inertie de leur situation sociale qui progressivement devient de plus en plus difficile à gérer".
La marginalisation est particulièrement présente pour les femmes soumises aux responsabilités domestiques et pour les jeunes engagés dans des activités illicites.
Répondre aux pressions familiales : souvent, l'objectif premier de la mobilisation des structures d'insertion est de "répondre à l'injonction des parents".
Le rapport au travail : entre espoir et déception Malgré les difficultés, la plupart des jeunes font "le pari... du travail" très précocement.
Cependant, ils rencontrent un marché du travail "inaccessible" ou "précaire, non satisfaisant et surtout qui n'est pas à même de rompre avec leur situation de décrochage".
La précarité de l'emploi "réactive, ravive leur sentiment d'échec et leur responsabilité dans cette situation".
La "respectabilité de l'emploi" est essentielle pour ces jeunes. Le travail "doit être... une source d'épanouissement", pas seulement une source de revenu.
Le travail est perçu comme "la possibilité d'une revanche sur leur passé".
Le retour en formation : un nouvel élan malgré les "contraintes résiduelles"
La formation est souvent une "deuxième option" et un "nouvel élan" pour rompre avec l'inactivité.
Cependant, le décrochage pèse encore : "contraintes résiduelles" liées au "sentiment d'incertitude", à la "crainte de ne pas réussir", de ne pas "gérer la relation aux autres".
L'expérience de l'échec scolaire marque une "projection instable".
"S'inscrire en formation revient réellement à engager un nouveau pari vis-à-vis de soi et surtout vis-à-vis des autres".
Il faut "des ressources pour pouvoir miser pleinement sur la formation", ce qui est plus difficile pour les jeunes les plus précaires.
Certains jeunes s'engagent en formation "alors qu'ils n'ont pas engagé encore le deuil de leur décrochage".
Le "deuil du décrochage" : un processus nécessaire pour devenir adulte
Devenir adulte implique de "se mettre à distance et résister aux conséquences de leur décrochage passé", un processus appelé le "deuil du décrochage".
Ce deuil s'élabore par un "travail réflexif", une "posture réflexive" sur soi et son passé, qui "produit un discours d'individualisation vis-à-vis de leur avenir".
Il implique "une mise en ordre de leur passé, d'une mise en sens de ce passé", pour "assumer leur passé de décrochage et leur responsabilité dans ce qu'ils considèrent... comme un échec scolaire puis un échec social".
Assumer le passé permet "d'exercer un contrôle sur leur existence".
Le deuil est aussi "sous le regard des autres" : les jeunes doivent "se donner à voir... comme des jeunes qui auraient vécu une transition identitaire".
L'objectif est de s'extraire d'une "identité homogène colonisée par le statut de décrocheur" pour "donner à voir une identité plurielle" et accéder à la "reconnaissance sociale" et à la "respectabilité".
Cela passe par la gestion des relations (tri des amis), l'entraide, l'engagement associatif ou religieux, la posture entrepreneuriale.
La jeunesse : un temps paradoxal d'angoisse et de réassurance
La jeunesse est vécue comme une temporalité qui "rassure" (elle "leur autorise justement à mener les paris de l'avenir") et qui "angoisse" (crainte que la fin de la jeunesse "peut entériner à vie leur situation sociale jugée comme précaire ou renvoyant à un échec social").
Il s'ouvre pour eux une "course contre le temps".
L'âge adulte est perçu comme une rupture avec "l'absence de contrôle, la précarité, l'instabilité".
Ces jeunes désirent "une vie qui n'est pas non seulement stable mais une vie avant tout heureuse et épanouie", pour devenir "acteur finalement de leur existence".
Cette "recherche de respectabilité" met en lumière "le poids prégnant du jugement scolaire sur soi, pour soi et pour les autres", et "les formes de domination culturelle dont ils ont fait l'objet".
Elle traduit également les "craintes toujours présentes pour ces jeunes... d'une marginalisation, d'une inertie sociale, d'une petite place disqualifiée qui leur serait réservée".
Implications pour l'accompagnement des jeunes :
Prendre en compte la dimension subjective et identitaire :
L'insertion est une question d'identité, de transition non linéaire.
Il est crucial d'écouter les récits des jeunes et de comprendre leur parcours personnel, au-delà des indicateurs de diplôme ou d'emploi.
Créer des espaces d'écoute approfondis : Les institutions doivent s'autoriser à s'intéresser aux dimensions "plus personnelles, plus intimes" de l'expérience des jeunes, qui construisent leur rapport à l'insertion.
Questionner les logiques d'individualisation : L'approche actuelle qui fait du jeune "l'entrepreneur de [lui-même]" renforce leur sentiment qu'ils doivent "se débrouiller seul". Il est important de "recréer du lien et des groupes" pour ces jeunes.
Adapter les temporalités d'accompagnement : Les jeunes décrocheurs ont besoin d'un "autre cheminement", d'une "autre temporalité" que celle souvent proposée par les dispositifs standards.
Valoriser la "posture décloisonnée" : S'inspirer des approches de la prévention spécialisée ou des professionnels qui établissent un lien de "connaissance interpersonnelle" et de "libre adhésion".
Reconnaître le rôle des "séjours de rupture" : Ces dispositifs peuvent être intéressants pour créer du collectif, offrir un cadre d'écoute différent et une rupture avec les contraintes de l'environnement quotidien.
S'intéresser à la santé mentale : Le décrochage et ses conséquences "travaillent très largement la santé mentale de ces jeunes", qui tentent d'y réagir avec leurs propres moyens, souvent en dehors des institutions.
L'accompagnement doit intégrer cette dimension.
En conclusion :
Le travail d'Antoine Querrec souligne l'importance de considérer le décrochage scolaire comme une épreuve marquante qui façonne profondément l'identité et le parcours de vie des jeunes.
Leur cheminement vers l'âge adulte est un processus complexe de "travail identitaire et subjectif" pour surmonter le stigmate, réparer le passé et construire une vie respectée et épanouie.
Les institutions d'accompagnement doivent donc adopter une approche plus humaine, réflexive et collective, en phase avec la complexité des expériences vécues par ces jeunes.