Note de synthèse : Les expulsé.e.s, figures de la lutte contre les politiques migratoires ? par Clara Lecadet
Cette note de synthèse s'appuie sur la conférence de Clara Lecadet, anthropologue et chargée de recherche au CNRS, présentant son livre "Les expulsés, sujets politiques".
Elle explore la problématique des expulsions d'étrangers, leur évolution historique et géographique, et met en lumière l'émergence de mouvements d'auto-organisation des personnes expulsées dans leurs pays d'origine.
Thèmes principaux et idées clés :
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L'Expulsion : Une Question Ancienne et Actuelle, Nationale et Internationale :
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Actualité et permanence : La question des expulsions est à la fois "très actuelle et très ancienne". Elle se manifeste dans les débats législatifs contemporains (ex: loi immigration en France) et dans les décisions gouvernementales (ex: expulsion de migrants afghans par le Pakistan).
- Euphemisme du "retour" : Le terme "retour" est un euphémisme qui "sert d'euphémisme à la violence et à la brutalité des expulsions d'étrangers".
- Prérogative étatique et évolution : Historiquement, les expulsions sont des prérogatives étatiques liées au contrôle du territoire. Cependant, elles ont évolué vers une dimension communautaire, notamment avec la directive "retour" de l'Union Européenne (2008), permettant des "vols conjoints" d'expulsion entre plusieurs pays européens.
- Système international de police des étrangers : L'expulsion est devenue un "système international qui suppose la collaboration entre les États et certaines organisations internationales" comme l'OIM ou le HCR, qui promeuvent le "retour" comme garant de l'équilibre du système d'asile. William Walters parle de "police internationale des étrangers" pour qualifier ce système.
- Angle Mort de la Recherche sur les Expulsions : Une Approche État-Centrée :
- Domination de la perspective étatique : La majorité des travaux historiques et sociologiques sur les expulsions se sont concentrés sur "l'expulsion du point de vue des politiques instituées, de la construction historique des États", négligeant "le point de vue des personnes soumises à ces mesures".
- Déséquilibre géographique : Il existe un "extrême rareté des travaux sur le devenir des étrangers une fois qu'ils ont été expulsés et sur l'impact de ces politiques sur les pays d'origine et de transit des migrants". Ce déséquilibre reflète les "fractures et les inégalités géopolitiques" du régime international de l'asile et des migrations, où le point de vue des "États entre guillemets forts" prévaut.
- Nécessité d'une anthropologie du "removal" : Nathalie P. évoque la nécessité d'une "anthropologie capable de s'emparer de l'expulsion comme un continuum allant de la vie précaire des sans-papiers [...] au transport et à la phase du retour en passant par la phase de l'enfermement".
- L'Émergence des Sujets Politiques Expulsés : Le Cas de l'Association Malienne des Expulsés (AME) :
- Déclencheur de la recherche : La centralité de la figure de l'étranger dans le débat public français de 2007, contrastant avec leur "disparition réelle et symbolique" une fois expulsés, a motivé la recherche de Lecadet.
- Découverte de l'AME : La découverte de l'Association Malienne des Expulsés (fondée en 1996 à Bamako) a révélé que "tout ne se finissait pas avec l'expulsion", et que les expulsions pouvaient être "le seuil d'initiatives nouvelles et de subjectivation politique tout à fait inédite".
- Le geste fondateur de l'AME : L'accueil des expulsés à l'aéroport de Bamako par des membres de l'AME (dont Mahamadou Keita) symbolise "le geste même de l'organisation qui est au fondement de cette association", visant à "constituer une communauté de semblable" et à mettre en place une solidarité face à "l'indifférence et l'abandon total des pouvoirs publics de leur pays d'origine".
- De l'expérience individuelle au politique : L'AME a œuvré à "sortir l'expulsion d'une expérience intime, individuelle, privée pour en faire une expérience collective" et ainsi "transformer la figure de l'expulsé en un sujet et en un acteur politique".
- Double critique de l'État : L'AME a développé "une double critique de l'État" : celle des politiques migratoires des États qui expulsent et celle de "l'attentisme, voire de la complicité des gouvernements africains" dans la mise en œuvre de ces expulsions.
- Champs d'intervention de l'AME :Social/Humanitaire : Accueil, hébergement, soins médicaux/psychologiques, recours juridiques (en cas de séparation familiale), formation et réinsertion professionnelle.
- Médiatique : Diffusion de témoignages, interpellation des politiques, mise en lumière de questions comme la perte des biens, le gel des comptes bancaires, les salaires impayés. Organisation de forums publics pour permettre aux expulsés de prendre la parole.
- Politique : Actions de protestation (ex: manifestations pour la libération de maliens emprisonnés après une expulsion), mobilisation contre les "accords de réadmission" qui font des expulsés une "monnaie d'échange" dans l'aide au développement.
Diversité des Expériences d'Auto-Organisation :
- Contexte politique national : La capacité des associations à se structurer et leurs modes d'action varient selon les "contextes politiques nationaux". L'AME a bénéficié de la fin de la dictature au Mali et de l'émergence du "mouvement des sans-voix" dans les années 1990.
- Contraintes et adaptations : À l'inverse, l'Association Togolaise des Expulsés (créée en 2008) a rencontré des difficultés pour obtenir une reconnaissance légale en raison d'un "régime très autoritaire", l'obligeant à adopter des "revendications infiniment plus consensuelles".
- Thèmes spécifiques : Au Sierra Leone, "The Network of Asylum Seekers in Sierra Leone" s'est concentrée sur la question du "stigma de la stigmatisation sociale", cherchant à sensibiliser la population sur les causes réelles des expulsions, souvent associées à tort à des délits individuels.
- Positionnements antagonistes : Le principe d'auto-organisation peut mener à des "positionnements radicalement antagonistes". Si l'AME adopte une posture de "confrontation politique radicale", d'autres associations (notamment au Cameroun) peuvent "relayer finalement le message de dissuasion" de l'UE et de l'OIM sur les "dangers de la migration irrégulière".
Conclusion : Dépasser les Biais de la Recherche et Politisation des Sujets :
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Critique du champ de recherche : L'étude des expulsés vise à interroger les "biais du champ de la recherche sur l'émigration", qui s'est souvent construit sur "l'oubli de certaines subjectivités politiques".
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Continuité de la politisation : Lecadet établit un parallèle entre la politisation des expulsés et la "micropolitique" des réfugiés au sein des camps, où ils développent également des formes d'auto-représentation pour "critiquer, contester le régime humanitaire".
L'objectif est de montrer que les migrants ne sont pas des "objets passifs" des politiques migratoires, mais des "sujets de prise en main politique de leur situation".