Document de Briefing : "Savoir ou périr" et les défis de l'éducation en France
Source: Extraits de "Rentrée scolaire : savoir ou réussite, pourquoi l’école tourne à l’envers (avec Bernard Lahire)"
Ce document de briefing synthétise les thèmes principaux, les idées essentielles et les faits importants tirés de l'entretien avec le sociologue Bernard Lahire, en se concentrant sur son ouvrage "Savoir ou périr" et ses réflexions sur le système éducatif français.
1. Le Savoir comme Condition de Survie Collective
Bernard Lahire insiste sur une idée fondamentale : le savoir n'est pas une simple affaire culturelle ou académique, mais une condition intrinsèque à la survie collective de l'humanité.
Il souligne que depuis l'aube de l'humanité, la transmission des expériences et des connaissances a été vitale pour l'adaptation des nouveaux venus et le développement des sociétés.
Citation clé : "on se rend pas compte que le savoir depuis le début de l'expérience de l'humanité euh c'est une des conditions de la survie collective"
Exemple historique : Lahire cite l'échec d'une expédition écossaise en Antarctique en 1845, dont aucun membre n'a survécu faute de savoirs adaptés à l'environnement hostile, contrairement aux Inuits qui y prospéraient.
Application contemporaine : La crise du coronavirus a mis en lumière l'urgence de la recherche et du savoir. Les investissements dans la recherche sur les coronavirus 10-15 ans auparavant, qui avaient été coupés, auraient pu accélérer la réponse.
"la recherche est directement euh concernée par les processus d'adaptation et que si on n'a pas ces savoirs et ben on est mal parti collectivement en fait".
Conséquence : L'oubli de cette vérité fondamentale nous rend "hors sol" et vulnérables aux défis futurs.
2. Le Système Scolaire "Tourne à l'Envers" : L'Obsession de l'Évaluation
Malgré l'importance vitale du savoir, Lahire dénonce un paradoxe français (et plus largement institutionnel) : l'école, censée être un lieu d'apprentissage, est devenue une institution "pilotée par l'évaluation", ce qui la fait "tourner à l'envers".
Dérive institutionnelle : Les institutions, créées avec un objectif précis, finissent souvent par dévier de leur mission initiale. L'école en est un exemple où l'évaluation a pris le pas sur l'apprentissage.
Bâchotage et surcharge des programmes : Lahire critique le "bâchotage" et la "surcharge des programmes", une problématique déjà soulevée par Marc Bloch en 1943. "on remplace le goût de la connaissance par le goût du succès".
Témoignages de grands scientifiques : Il s'appuie sur les expériences de personnalités comme Einstein, qui était "dégoûté de la physique" à force d'ingurgiter des choses par cœur, ou Grothendieck, qui critiquait ses collègues "trop dociles" et manquant d'ambition intellectuelle profonde.
La peur de la faute : Une spécificité française est la "peur de la faute", qui inhibe l'apprentissage des langues étrangères et contredit l'esprit scientifique, où l'erreur est une étape vers la découverte.
"on a tous peur de la faute je sais pas où on l'a attrapé mais évidemment que c'est à l'école que ça s'est passé".
Effets négatifs de la compétition et du stress : La peur et la compétition sont contre-productives pour l'apprentissage et la recherche.
Lahire témoigne de sa propre "boule au ventre" pendant sa scolarité et cite Laurent Lafforgue, lauréat de la médaille Fields, qui n'a presque rien publié pendant 10 ans, soulignant l'importance de laisser du temps aux chercheurs sans pression évaluative excessive.
La nécessité du retour, pas uniquement de l'évaluation : Les élèves ont besoin de retours, d'encouragements et de guidance (comme des tuteurs pour une plante), mais pas d'une évaluation constante et stressante.
3. Les Inégalités Sociales et la Reproduction : "Les enfants ne vivent pas dans le même monde"
Au-delà des problèmes pédagogiques, Lahire met en lumière l'impact profond des inégalités sociales et de la reproduction sociale sur les parcours scolaires, en s'appuyant sur son ouvrage "Enfance de classe".
Différences d'expériences dès le plus jeune âge : L'idée que "les enfants vivent au même moment dans la même société mais pas dans le même monde" illustre que, dès 5-6 ans, des enfants de milieux différents ont déjà des passés, des interactions et des horizons de possibles radicalement distincts.
"l'horizon n'est pas du tout le même les possibilités ne sont pas les mêmes".
Le mythe du "quand on veut on peut" : Lahire réfute fermement cette idée, la qualifiant de "régression scientifique".
Il souligne le "poids très très lourd des déterminismes sociaux d'origine".
Altricialité secondaire et dépendance aux adultes : La longue période de dépendance des enfants vis-à-vis des adultes (altricialité secondaire) a des conséquences majeures.
Les caractéristiques des parents (capitaux culturels, intérêt pour la pédagogie) influencent fortement la capacité des enfants à s'adapter à l'école.
Le rêve républicain de l'égalité : L'égalité n'est pas une réalité, mais un "horizon".
Les sociétés sont inégalitaires, mais l'État et les collectivités ont la responsabilité d'infléchir ces processus en offrant des opportunités culturelles et éducatives à ceux qui en sont le plus éloignés.
L'importance de l'ouverture culturelle : Les activités culturelles (théâtre, musées) sont cruciales pour "donner une chance" aux enfants de milieux défavorisés de s'approprier ces codes et de lutter contre l'autocensure. Sans cela, de nombreux élèves se projettent vers des "études courtes" faute de "background culturel".
4. Le Parcours Personnel de Bernard Lahire et la Critique Politique
Lahire, lui-même issu d'un "milieu ouvrier", a souffert du système scolaire mais a réussi grâce à un ensemble de facteurs (soutien familial, enseignants, chance), réfutant l'idée de sa seule "agentivité".
Réussite non individuelle : Sa réussite est le produit de "toutes les relations que [j'ai] eues avec toutes ces personnes et ces institutions".
Critique de la politique à court terme : Lahire exprime sa "tristesse" et son "dégoût" face à une politique perçue comme "décevante", "hors sol" et focalisée sur des querelles partisanes, plutôt que sur les défis à long terme (comme les enjeux climatiques ou éducatifs) qui nécessitent une vision sur "10000 ans".
Critique des décideurs ignorants des réalités éducatives : Il déplore la nomination de ministres de l'Éducation qui "connaissent très mal leur dossier", citant l'exemple d'Élisabeth Borne affirmant que le projet professionnel devait s'exprimer dès la maternelle.
5. Conséquences Budgétaires et Menaces sur l'Éducation
La situation est aggravée par les contraintes budgétaires, qui menacent directement les initiatives visant à lutter contre les inégalités.
Impact des coupes budgétaires : Les plans d'économie prévus pourraient entraîner une baisse des dotations pour les départements, impactant directement les collèges REP et les activités culturelles essentielles pour ces élèves. "il y a peut-être des activités culturelles qui vont devoir être annulées notamment pour louer un car".
En résumé, Bernard Lahire alerte sur un système éducatif qui a perdu de vue l'essence du savoir, obsédé par l'évaluation et incapable de compenser efficacement les inégalités sociales profondes, le tout aggravé par des décisions politiques court-termistes et un manque de compréhension des enjeux éducatifs.