Document de Synthèse : Webinaire "Décrypter la recherche - Épisode 1"
Synthèse
Ce document de synthèse résume les points clés du webinaire "Décrypter la recherche - Épisode 1", organisé par le Réseau National des Maisons des Associations (RNMA).
La discussion centrale a exploré la dichotomie conceptuelle de l'association, vue soit comme une "entreprise sociale", soit comme une "action collective", dans le contexte des débats actuels sur une potentielle révision de la loi française sur l'Économie Sociale et Solidaire (ESS) de 2014.
La présentation principale, assurée par Luciana Riero, doctorante au sein du RNMA, a exposé les résultats d'une cartographie scientifique ("science mapping") de la recherche internationale.
Cette analyse révèle la structuration du champ académique autour de deux traditions dominantes :
1. L'approche de l'entrepreneuriat social, prédominante dans le monde anglo-saxon, qui valorise l'activité entrepreneuriale et une vision plus individualiste, centrée sur le profil de l'entrepreneur social.
2. L'approche du secteur à but non lucratif ("non-profit"), plus proche de la tradition européenne et française, qui analyse les associations dans leur relation avec l'action publique et en tant qu'expression de l'action collective.
Le choix entre ces deux prismes d'analyse n'est pas neutre et a des conséquences directes sur la perception des associations, notamment en matière de gouvernance démocratique, d'économisation du social et de la dimension politique de l'ESS.
Le débat sur la révision de la loi ESS française cristallise ces tensions, opposant une vision d'une ESS palliative et isomorphique aux modèles d'entreprises capitalistes, à une vision d'une ESS alternative et émancipatrice.
Enfin, la position du RNMA est de défendre la spécificité de l'association comme action collective et de plaider pour que toute évolution législative renforce de manière opérationnelle la coopération et la co-construction sur les territoires.
1. Introduction au Webinaire et à la Démarche de Recherche
Contexte et Objectifs
Le webinaire constitue le premier épisode d'un cycle intitulé "Décrypter la recherche", visant à créer un dialogue semestriel (tous les 4 à 6 mois) entre le monde de la recherche et les acteurs associatifs.
L'objectif n'est pas de prendre position pour ou contre la révision de la loi ESS, mais d'utiliser les apports de la recherche pour fournir des "clés de lecture" sur les conséquences des évolutions en cours pour les associations et les territoires.
Le RNMA et la Recherche
Le RNMA entretient des liens historiques avec le monde de la recherche, notamment depuis les années 2000 avec des collaborations sur les observatoires locaux de la vie associative (avec des chercheurs comme Vivian Tchernonog ou Lionel Prouto).
Cette démarche vise à rendre la recherche opérationnelle pour aider les associations à mieux comprendre leur fonctionnement et à faire évoluer leurs pratiques.
La Thèse de Luciana Riero
Luciana Riero est doctorante au sein du RNMA via un dispositif CIFRE. Sa thèse s'intitule "La qualification et interprétation des relations entre les associations et le territoire".
Son objectif est d'identifier, de qualifier et de mesurer ces relations, ainsi que de démontrer les liens de causalité entre les caractéristiques socio-économiques des territoires et les caractéristiques organisationnelles des associations.
2. Cartographie de la Recherche Internationale sur les Associations et le Territoire
Méthodologie du "Science Mapping"
La présentation s'appuie sur une cartographie scientifique, une méthode d'analyse bibliométrique quantitative qui permet de visualiser l'état des connaissances sur un sujet. La démarche est inductive, sans hypothèses a priori.
-
• Corpus : 2 857 articles scientifiques issus de la base de données Web of Science.
-
• Mots-clés de recherche : Croisement de termes liés aux associations ("nonprofit organization", "social enterprise", "voluntary sector") et de termes liés au territoire ("spatial", "urban", "local", "development").
-
• Constat initial : Une augmentation des publications sur ce thème est observée depuis 2011. Les couples de mots-clés les plus fréquents sont "social enterprise + development" et "nonprofit organization + development", suggérant que la notion de développement est plus prégnante dans la littérature internationale que celle de territoire.
Résultats Clés de la Cartographie L'analyse révèle une structuration de la recherche mondiale autour de deux grands pôles intellectuels :
Cluster Thématique
Description
Pôle 1 : L'Entreprise Sociale Ce courant est centré sur l'entreprise sociale et l'activité entrepreneuriale. Il analyse l'émergence de ce concept, souvent dans une perspective internationale comparative (Europe vs. États-Unis), et son ancrage dans la théorie des organisations hybrides.
Pôle 2 : Le Secteur à But Non Lucratif Ce courant est centré sur les organisations à but non lucratif, la philanthropie et le bénévolat. L'analyse porte principalement sur les relations entre ces organisations et l'État (l'action publique), questionnant les phénomènes d'institutionnalisation, de banalisation ou de marchandisation du secteur.
Opposition Conceptuelle : Approches Américaine et Européenne de l'Entreprise Sociale
• Aux États-Unis, deux écoles de pensée coexistent :
1. L'école de la recette marchande : Considère comme entreprise sociale toute organisation, quel que soit son statut, qui déploie une activité économique marchande au profit d'une finalité sociale.
2. L'école de l'innovation sociale : Met l'accent sur la figure de l'entrepreneur social (son dynamisme, sa créativité, son leadership) comme facteur déterminant. * ◦ Conclusion : Une approche à dominante
• En Europe, les travaux du réseau EMES (Emergence of Social Enterprise) ont fondé le concept sur un idéal-type reposant sur trois dimensions clés : 1. Un projet économique : Activité continue de production de biens ou services. 2. Une mission sociale : Objectif explicite de service à la communauté et distribution limitée des profits. 3. Une gouvernance participative : Association des différentes parties prenantes. * ◦ Conclusion : Une approche à dominante
3. Conséquences et Enjeux des Approches Théoriques
Le choix d'analyser les associations par le prisme de l'entreprise sociale ou de l'action collective a des implications profondes.
• Gouvernance Démocratique : L'économie sociale repose sur le principe "une personne, une voix" et la double qualité des membres (bénéficiaires et sociétaires).
L'approche par l'entreprise sociale, notamment dans ses formes comme le "social business", rend ces frontières plus floues, le critère de démocratie interne n'étant pas toujours explicite.
La gouvernance participative constitue une "dimension cruciale des ruptures possibles" entre les deux modèles.
• Économisation du Social : L'approche par l'entreprise sociale peut accentuer la lecture d'un "déplacement d'une production publique vers une production privée".
• Lien avec l'Action Publique : La recherche sur le secteur non lucratif met en débat la relation avec la puissance publique, oscillant entre des perspectives d'isomorphisme (tendance des associations à adopter les modes d'organisation des entreprises capitalistes) et de co-construction des politiques publiques.
Positionnement de la Thèse : Face à ces constats, la recherche de Luciana Riero s'inscrira dans la continuité des approches francophones en termes d'action collective et d'auto-organisation.
Elle renforcera une vision du territoire comme une construction sociale, en interaction avec l'action collective, se démarquant ainsi d'une vision internationale qui le perçoit souvent comme une simple donnée administrative (urbain/rural).
4. Mise en Perspective : La Loi ESS et ses Débats
Avertissement : Les points suivants sont basés sur les travaux d'acteurs comme ESS France, le RTES ou des chercheurs comme Timothée Duverger, et non sur l'expertise directe de la présentatrice.
La Loi de 2014 : Un Double Projet
L'article 1 de la loi de 2014 définit l'ESS non seulement comme un "mode d'entreprendre", mais aussi comme un "mode de développement économique", ce qui le distingue d'un simple projet d'entreprise pour en faire un projet politique de société.
Ce développement est précisé comme étant local et durable (via les PTCE, article 9).
Points Clés du Débat sur la Révision
À l'approche des 10 ans de la loi, plusieurs enjeux sont débattus :
• Agrément ESUS (Entreprise Solidaire d'Utilité Sociale) : Des acteurs proposent de le réviser pour imposer un meilleur partage de la valeur, renforcer le contrôle et ajouter une obligation de reporting d'utilité sociale et environnementale.
• Moyens financiers : Les fonds créés sont jugés souvent "faibles et mêlés à une politique de soutien de l'économie d'impact aux contours un peu flous".
• Rapprochement avec la RSE : La loi PACTE de 2019 a créé les "sociétés à mission", invitant les entreprises conventionnelles à se doter d'une "raison d'être". Ce mouvement, auquel des structures de l'ESS ont participé, questionne les frontières et les spécificités de l'ESS.
• Lien ESS et Territoire : Un axe de développement serait d'assumer pleinement le rôle des régions comme "chefs de file" de l'ESS et de reconnaître celui des départements comme premiers financeurs.
Enjeux Théoriques du Débat Français
Le débat académique français gravite autour d'une tension fondamentale :
• Une ESS alternative et émancipatrice vs. une ESS palliative et d'isomorphisme.
• La montée en puissance des thématiques de l'entreprise sociale, de l'entrepreneuriat social, voire du "social business", tend à masquer l'hétérogénéité de l'ESS et à réduire son projet politique à une simple finalité sociale.
Conclusion : L'approche adoptée pour analyser les associations (entreprise sociale ou action collective) influence directement la dimension politique du débat sur l'avenir de l'ESS.
5. Contributions des Participants et Conclusion
Précisions Techniques et conceptuelles
• Distinction entre activité économique et marchande (Colin Blard, avocat) : Une spécificité française cruciale est que toute activité économique n'est pas marchande.
La "plus-value sociale ajoutée" (liée à la notion d'utilité sociale) permet à une association de développer une activité économique tout en conservant son statut non lucratif et sa non-sujétion aux impôts commerciaux. Cette notion d'utilité sociale est intrinsèquement liée au territoire, notamment via l'analyse de la concurrence.
• Évolution historique du secteur : Un participant avec 20 ans d'expérience dans l'ESS a rappelé que la raréfaction des financements publics depuis les années 1980 a poussé les associations vers une hybridation de leurs ressources et une professionnalisation, avec l'émergence de compétences issues du monde de l'entreprise.
Ce mouvement a renforcé leur autonomie économique mais a aussi instauré une logique de mise en concurrence via les appels à projets.
Positionnement et Plaidoyer du RNMA
En conclusion, Thomas (RNMA) a exposé la position du réseau :
• La loi de 2014 a été positive pour la reconnaissance de l'ESS, mais ses effets transformateurs sur les territoires sont restés limités.
• Le RNMA défend la spécificité de l'association comme "action collective" au sein de l'ESS.
• Plaidoyer : Si une révision de la loi a lieu, le RNMA plaidera pour qu'elle intègre une traduction opérationnelle forte des principes de coopération et de co-construction multi-acteurs.
L'enjeu est de reconnaître et d'outiller l'apport des associations aux transitions des territoires et de la société.