- Apr 2020
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Surtout, le travail de la mémoire est le terreau de la pensée. Un savoir n’est acquis et fertile que s’il est intériorisé. « Seule cette inscription dans la mémoire permet d’organiser les connaissances », insiste Bernard Stiegler qui, loin de rejeter les technologies numériques qui transforment aujourd’hui très profondément notre mémoire psychique, invite à « les critiquer, au sens grec du terme, c’est-à-dire développer une réflexion sur leur mode de fonctionnement et leurs limites. Ce n’est qu’en mobilisant le corps des philosophes, des épistémologues, des anthropologues, des mathématiciens, des historiens…, que l’on y parviendra, pour le bienfait de tous les sujets du savoir : chercheurs, professeurs, enseignés, citoyens ».
La conclusion de l'auteur s'appuie sur le point de vue de Bernard Stiegler, sans apporter de réponse ferme.
Elle ouvre la réflexion vers tous les penseurs, scientifiques, élèves et professeurs, afin de tirer le meilleur parti des outils numériques, sans pour autant négliger le rôle essentiel de notre mémoire dans la pensée et l'exploitation des connaissances qu'elle nécessite.
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Pas de pensée sans mémoire biologiqueVingt-cinq siècles plus tard, la leçon, appliquée au numérique, vaut toujours, estime Bernard Stiegler. Toute technique, depuis que l’homme a commencé à devenir homme en taillant des silex, « est en effet ambivalente comme un pharmakon (un médicament, en grec). Toute technique est à la fois remède et poison, émancipation et aliénation ». Ainsi, les mémoires artificielles offertes par les actuelles technologies de l’information remédient aux failles de notre mémoire biologique, mais nous font entre autres désapprendre l’orthographe avec les systèmes d’auto-complétionFermerFonctionnalité d’Internet consistant à proposer des saisies afin d’aider l’utilisateur dans ses choix..
Cet argument de Bernard Stiegler pourrait se résumer en "il y a du bon à prendre en chaque chose"...mais pas seulement.
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Toute technique est à la fois remède et poison, émancipation et aliénation. Réfléchir aux conséquences de l’externalisation de la mémoire humaine ne date pas d’hier. Au Ve siècle avant notre ère déjà, Socrate, le père de la philosophie, traitait du sujet dans le Phèdre, un dialogue écrit par Platon. « Dans ce texte fameux, Socrate évoque un mythe égyptien, celui du dieu Theuth qui aurait inventé l’écriture, laquelle serait à l’origine de la puissance des Égyptiens, explique Bernard Stiegler. Lorsque Theuth présente son invention au roi Thamous, celui-ci lui répond que cette mémoire artificielle va affaiblir la mémoire véritable, celle par laquelle l’homme pense par lui-même et invente, et qu’elle va produire une illusion de savoir, l’apparence de la sagesse. En fait, Socrate ne dit pas qu’il ne faut pas fréquenter les livres, bien au contraire, mais que les livres peuvent être toxiques si l’on n’en a pas une pratique raisonnée. »
La réflexion autour des conséquences de l'externalisation de la mémoire, au travers de l'écriture, des livres, et maintenant des outils numériques, sur notre mémoire interne se perpétue depuis des millénaires ; il en était déjà question dans la mythologie égyptienne et dans la Grèce antique.
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Non moins important : vivre dans un monde toujours plus rempli d’informations de surface, comme celles que l’on trouve en surfant sur Internet, « stimule une mémoire du passé immédiat ou, dans le meilleur des cas, une mémoire de travail surdimensionnée capable de traiter simultanément de multiples informations (textes, images, sons…), commente Francis Eustache. Ce type de mémoire à court terme s’exerce au détriment d’une réflexion sur notre passé et notre futur, sur notre relation aux autres, sur le sens de la vie… Or les travaux en neurosciences cognitives montrent que l’un de nos réseaux cérébraux (le réseau par défaut), indispensable à notre équilibre psychique, s’active lorsque nous nous tournons vers nos pensées internes, que nous nous abandonnons à la rêverie, à l’introspection, ce que ne favorise pas le recours intensif à des béquilles mnésiques. Enfin, mémoriser des chansons, des poèmes, etc., nourrit le partage et la solidarité, renforce le lien social, améliore la qualité du vivre ensemble. »
L'auteur continue à citer l'expert ; le recours systématique à des données numériques, notamment celles obtenues sur internet, favorise notre mémoire à court terme et détourne ainsi le recours à notre réseau cérébral par défaut, activé lorsque nous laissons aller nos pensées et faisons preuve de réflexion.
Il met en avant le risque d'atteinte de notre équilibre psychique en privilégiant ce type de mémoire, voire même un risque de perte de lien social.
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Quelles conséquences pour notre cerveau ?Mais, de toute évidence, les mémoires externes de plus en plus puissantes et intrusives qui nous environnent ne sont pas complètement neutres. « On peut se réjouir de voir la machine libérer notre cortex de certains exercices de gavage, commente notre expert. Mais on peut aussi imaginer que, dans un système où notre cerveau déléguerait une majorité d’informations à des dispositifs techniques, le juste équilibre à maintenir entre mémoire interne et mémoire externe se trouverait rompu. Cela porterait très certainement atteinte à notre réserve cognitive, c’est-à-dire au capital de savoir et de savoir-faire que chacun d’entre nous doit se construire, tout au long de sa vie, pour mieux résister aux effets négatifs de l’âge et retarder l’expression de maladies neurodégénératives comme celle d’Alzheimer. » Pousser à l’extrême la numérisation de nos mémoires ne semble donc pas le meilleur moyen de ralentir l’érosion des neurones.
L'auteur de l'article s'appuie sur les réflexions de l'expert, dont il adopte les hypothèses : nos capacités cognitives pourraient être amoindries par un usage massif des mémoires externes, et l'équilibre entre notre mémoire interne et les capacités de stockage des outils numériques, être ainsi rompus.
L'auteur adopte l'opinion de l'expert, qui argumente en émettant des hypothèses (utilisation du conditionnel), par manque de preuve pour étayer sa thèse.
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Jamais notre mémoire ne s’est trouvée à ce point hors de nos têtes. Mais les appendices technologiques qui nous épargnent de fastidieux efforts d’archivage nous permettent-ils de nous adonner à des tâches plus valorisantes et d’avoir « la tête bien faite plutôt que bien pleine », comme le souhaitait Montaigne ? À l’inverse, ces artefacts, en privant la mémoire interne d’informations à synthétiser, ne risquent-ils pas de l’affaiblir et, à terme, de porter atteinte à notre façon de penser et à notre libre arbitre ? Pour Francis Eustache, impossible de répondre par oui ou par non à ces questions majeures de société, faute de recul.
L'auteur effectue un lien avec la pensée humaniste de Montaigne, selon laquelle une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine, et conduit, de fait, la réflexion vers les failles auxquelles ces facilités numériques pourraient nous conduire, et le risque d'atteinte de notre liberté de pensée, par privation de notre mémoire de données à mobiliser. Le neuropsychologue Francis Eustache souligne notre manque de recul pour trancher une telle question.
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Le Web, super-mémoire du mondeSurtout, ordinateurs, smartphones et tablettes permettent d’accéder en un clin d’œil à la super-mémoire du monde qu’est devenu le Web et d’y treuiller à tout moment des savoirs « copiables et collables » qu’il n’est plus indispensable d’apprendre par cœur. Depuis la fin du XXe siècle, le processus d’extériorisation de la mémoire humaine, jadis lent et progressif, s’est donc brusquement accéléré et massifié. Jamais notre mémoire ne s’est trouvée à ce point hors de nos têtes. Un disque dur externe de quatre téraoctets coûtant moins de 200 euros, « tout un chacun ou presque peut désormais tenir entre ses mains un équivalent numérique de la Bibliothèque nationale de France (BNF), laquelle contient environ 14 millions d’ouvrages, indique Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à l’UPMC et chercheur au LIP61. Le volume total du Web, qui vient de franchir la barre du milliard de sites, a quant à lui été évalué en 2012 à 2,8 milliards de téraoctets, soit à peu près 200 millions de BNF. Et les choses ne feront qu’augmenter. Dès 2015, la Toile représentera un demi-milliard de BNF ! Notre époque est la première à disposer de si gigantesques capacités de stockage et de traitement des données », à tel point que la mémoire, au cœur de l’activité d’entreprises comme Microsoft, Apple, Google ou Facebook, est devenue l’un des principaux enjeux industriels du XXIe siècle.
Premier argument s'appuyant sur le volume inégalé de la mémoire du WEB, et sur les enjeux industriels qui en découlent.
Nous sommes passés d'une externalisation de la mémoire humaine indexée sur les capacités purement humaines (dessins, écriture...) à une externalisation accélérée par les outils numériques de plus en plus rapides, et avec des capacités de stockage inégalées.
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Toutefois, depuis l’irruption d’Internet et des technologies du numérique, « la mémoire nous échappe, commente le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Georges-Pompidou et président de l’association Ars Industrialis. De plus en plus souvent, nous nous dépossédons d’éléments de notre mémoire (numéros de téléphone, adresses, règles d’orthographe et de calcul mental…) que nous confions à des machines presque toujours à portée de nos mains et dont les capacités doublent tous les dix-huit mois pour le même prix, selon la loi de MooreFermerLoi formulée en 1965 par Gordon E. Moore, président honoraire de la société Intel.. »
Bernard Stiegler avance que nous déléguons à des outils numériques des éléments que nous aurions, autrefois, stockés dans notre mémoire.
Cet argument est en partie vrai (épistémique), en partie dialectique, son auteur émettant son opinion.
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Extraordinairement inventive, notre mémoire est aussi terriblement fragile. D’où les multiples « prothèses » physiques (parois de grottes, os, cailloux, tablettes d’argile ou de cire, peaux animales traitées, rouleaux de papyrus, parchemins, papiers, microprocesseurs…) utilisées par les sociétés humaines, au fil des siècles et des innovations technologiques, pour démultiplier la puissance et pallier les défaillances de cette fonction cognitive qui nous permet d’enregistrer, synthétiser, conserver et récupérer des informations. « Tout au long de son histoire, l’homme a fait appel à des supports externes pour consolider et amplifier sa mémoire interne », résume le neuropsychologue Francis Eustache, directeur de la plateforme d’imagerie Cyceron, à Caen.
L'auteur oppose puissance et fragilité de la mémoire ; il retrace les fonctions de la mémoire et s'appuie sur Francis Eustache pour mettre en avant le recours, de longue date, de l'être humain à des supports externes sur lesquels s'appuyer en cas de défaillance cognitive et pour accroître sa puissance.
Ces arguments sont épistémiques déductifs.
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Nous confions de plus en plus le soin à des appareils d’enregistrer les informations à notre place. Le fait de se reposer sur les technologies numériques pourrait permettre à notre cerveau de se consacrer à d’autres tâches. Mais cela ne risque-t-il pas, à terme, d’affaiblir notre mémoire ? Enquête auprès de spécialistes du sujet.
La thématique de l'article est, d'emblée, clairement exposée : le fait de déléguer un stockage important d'informations à des outils numériques, ne risquerait-il pas d'amenuiser les capacités de notre mémoire, au lieu de libérer un espace de traitement supplémentaire ? Nous avons d'emblée la question argumentative de l'article.
Cet article est présenté sous la forme d'une enquête auprès de spécialistes du sujet : Francis Eustache, Neuropsychologue, Bernard Stiegler, Philosophe et Jean-Gabriel Ganarcia, Professeur d'informatique
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