Synthèse : L'Ascension de la Diversité comme Valeur Politique
Résumé
Ce document de synthèse analyse l'exposé de la professeure Lorraine Daston sur l'ascension extraordinairement rapide de la diversité en tant que valeur politique fondamentale.
Le point de départ est un paradoxe : alors que les changements de valeurs morales sont généralement des processus séculaires, voire millénaires (ex. l'abolition de l'esclavage, l'égalité des sexes), la diversité s'est imposée comme un bien allant de soi en quelques décennies seulement, à partir des années 1970.
L'hypothèse centrale de Daston est que cette ascension fulgurante n'est pas un événement ex nihilo. La valeur politique actuelle de la diversité "s'est appuyée" (piggybacked) sur des incarnations antérieures et bien établies de cette même valeur dans d'autres domaines.
Le document retrace cette généalogie en trois étapes clés :
1. La Diversité Esthétique : Depuis l'Antiquité (Pline l'Ancien), la "fécondité exubérante" de la nature, notamment la variété infinie des fleurs, a été perçue comme une forme de beauté pure, gratuite et admirable.
Cette valeur a atteint son apogée aux XVIe-XVIIe siècles avec l'afflux de nouveautés et les cabinets de curiosités (Wunderkammern).
2. La Diversité Économique : À partir du XVIIIe siècle, la diversité change de nature et s'associe à l'efficacité. L'exemple de la manufacture d'épingles d'Adam Smith illustre comment la division du travail – une forme de diversité des tâches – devient synonyme de productivité et d'innovation.
3. La Synthèse Biologique : Au XIXe siècle, les biologistes, notamment Henri Milne-Edwards et Charles Darwin, fusionnent ces deux conceptions.
Ils appliquent le principe de la division du travail à l'organisme vivant et à l'évolution des espèces, présentant la nature non plus comme un simple terrain de jeu esthétique, mais comme une "économie sauvagement compétitive" et efficace.
C'est la naissance conceptuelle de la "biodiversité".
La valeur politique contemporaine de la diversité, née aux États-Unis dans le sillage des mouvements pour les droits civiques des années 1960, puise sa force et son évidence dans ce double héritage.
Elle invoque à la fois l'efficacité économique (les équipes diverses sont plus performantes) et la beauté esthétique, comme l'illustre la métaphore de la "Nation Arc-en-ciel" de Nelson Mandela, qui évoque simultanément la splendeur de la flore sud-africaine et l'harmonie multiraciale.
La session de questions-réponses explore les critiques contemporaines (de gauche comme de droite), les contextes nationaux spécifiques et les distinctions conceptuelles cruciales avec des notions comme le pluralisme, l'égalité et l'équité.
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Introduction : Une Ascension "Météorique"
L'analyse de Lorraine Daston part d'un constat qu'elle qualifie d'« étonnant » : la rapidité avec laquelle la diversité s'est établie comme une valeur politique, non seulement dans les arguments et la législation, mais aussi comme une intuition morale viscérale.
• Un changement de valeur exceptionnellement rapide : Les changements de valeurs fondamentales sont des processus extrêmement lents. Daston cite plusieurs exemples :
◦ L'esclavage : Il a fallu des millénaires pour passer d'une acceptation quasi universelle dans l'Antiquité à une réprobation quasi universelle aujourd'hui.
◦ L'égalité des femmes : Les arguments en sa faveur remontent au XVIIe siècle en Europe, mais la législation sur le droit de vote n'est intervenue qu'au XXe siècle, et l'enracinement de cette valeur dans la conscience collective reste discutable.
◦ L'égalité économique : Défendue depuis le XVIIIe siècle, elle n'a pas encore franchi le seuil de la législation, et encore moins celui de l'intuition morale.
• Un indicateur quantitatif : L'analyse des données de Google Ngram, qui mesure la fréquence des mots dans un corpus de millions de livres, montre une augmentation "météorique" de l'usage du mot "diversité" à partir des années 1970.
◦ Années 1970 : La hausse est principalement liée à la biodiversité.
◦ Années 1980 : Le terme commence à être appliqué à des contextes sociaux et politiques.
◦ Influence américaine : Les courbes pour le français (diversité) et l'allemand (Diversität) suivent celles de l'anglais avec un décalage d'environ cinq ans, suggérant une direction d'influence des États-Unis vers l'Europe.
En allemand, le mot "Diversity" est d'abord importé de l'anglais avant d'être naturalisé en "Diversität".
L'Hypothèse Centrale : Une Préhistoire de la Valeur
Pour expliquer cette ascension rapide, Daston avance que "l'incarnation la plus récente de la diversité dans le domaine politique puise son évidence en partie dans des versions antérieures de la diversité, d'abord comme valeur esthétique, puis comme valeur économique".
Chaque nouvelle version s'est appuyée sur la précédente, créant une sorte de palimpseste de significations qui confère à la valeur politique actuelle sa force d'évidence.
Les Incarnations Historiques de la Diversité
1. La Diversité comme Valeur Esthétique : La Surabondance de la Nature
Depuis l'Antiquité, la nature, par sa "fécondité débordante" et son "excès exubérant", a été le premier exemple de la diversité en tant que beauté.
• Pline l'Ancien (~78 ap. J.-C.) : Il s'émerveillait de la prolifération "magnifique mais apparemment inutile" des fleurs, qu'il considérait comme la preuve que la nature est "dans son humeur la plus enjouée".
• Emmanuel Kant (XVIIIe siècle) : Pour illustrer la beauté pure, qui ne sert aucun but et ne peut être subsumée sous aucun concept, il choisit les fleurs comme exemple premier.
• L'expansion européenne (XVIe-XVIIe siècles) : L'arrivée de produits exotiques (tulipes du Levant, porcelaines de Chine, coquilles de nautile de l'Indo-Pacifique) a enrichi cette esthétique de la diversité, visible dans les natures mortes et les peintures de l'époque.
• Les cabinets de curiosités (Wunderkammern) : Considérés comme l'apogée de cette esthétique, ils rassemblaient des objets hétéroclites (artefacts, animaux empaillés, etc.) dans un esprit d'extravagance et de mépris pour la frugalité.
2. La Diversité comme Valeur Économique : L'Efficacité et la Division du Travail
À la fin du XVIIIe siècle, la diversité est associée à un concept radicalement différent : l'efficacité économique.
• La manufacture d'épingles : Décrite dans l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, cette usine normande illustre comment la division de la fabrication en 18 opérations distinctes permet une efficacité "époustouflante" (jusqu'à 48 000 épingles par jour).
• Adam Smith (1776) : Dans La Richesse des Nations, il utilise cet exemple pour démontrer comment la division du travail favorise l'efficacité et l'innovation technologique.
• Applications étendues : Au XIXe siècle, ce principe est appliqué bien au-delà de l'industrie :
◦ Charles Babbage : S'en inspire pour concevoir le premier ordinateur, la machine analytique. ◦ Émile Durkheim : L'utilise pour sa théorie de la solidarité organique dans les sociétés avancées.
3. La Synthèse Biologique : De la Physiologie à la Biodiversité
Ce sont les biologistes qui ont réuni les conceptions esthétique et économique de la diversité.
• Henri Milne-Edwards : Confronté à l'infinie variété des organismes, ce zoologiste français y a décelé un principe organisateur fondamental : la division du travail.
Pour lui, "c'est surtout par la division du travail que la perfection est obtenue".
Le corps d'un organisme complexe est comme une usine où chaque organe a sa fonction (le cerveau ne digère pas, l'estomac ne pense pas).
• Charles Darwin (1859) : En lisant Milne-Edwards, il relie le principe de la division du travail à la spéciation dans L'Origine des espèces.
La nature n'est plus seulement un terrain de jeu, mais une "économie sauvagement compétitive" et extrêmement efficace.
C'est le moment où la "corne d'abondance de Pline fusionne avec la manufacture d'épingles d'Adam Smith", donnant naissance à l'idée moderne de biodiversité.
L'Émergence de la Diversité comme Valeur Politique
Origines aux États-Unis : De l'Égalité à la Diversité
Le consensus académique situe le début de l'ascension de la diversité politique aux États-Unis dans les années 1960.
• Le Mouvement des Droits Civiques : Les campagnes pour les droits des Afro-Américains, puis des femmes, se sont menées sous la bannière de l'égalité pour tous les citoyens, indépendamment de la race, du genre ou de la sexualité.
L'argument était démographique : si un groupe représente X% de la population, il devrait être représenté à hauteur de X% dans toutes les sphères de la société.
• La controverse de l'Affirmative Action : Les programmes conçus pour appliquer ce principe (quotas, discrimination positive) se sont avérés politiquement controversés.
• Le tournant de la "Diversity Management" : Après que la Cour Suprême a jugé l'affirmative action inconstitutionnelle dans plusieurs décisions marquantes, une nouvelle spécialité a émergé : la gestion de la diversité.
Dans les années 1990, le terme "diversité" a supplanté celui d'"égalité" dans les politiques publiques et privées.
Influence et Exemples Mondiaux
Cette nouvelle valeur s'est ensuite propagée à l'échelle mondiale.
• Union Européenne : Le concept est intégré dans les directives aux États membres vers 2012.
• Afrique du Sud post-apartheid : Cet exemple est particulièrement révélateur de la fusion des différentes couches de la valeur.
◦ L'archevêque Desmond Tutu a qualifié les Sud-Africains de "peuple arc-en-ciel de Dieu", un symbole religieux évoquant l'alliance après le Déluge.
◦ Nelson Mandela a repris cette phrase à des fins civiques, soulignant les connotations multiraciales de l'arc-en-ciel.
Dans son discours présidentiel, il déclare : "Nous contractons une alliance : nous construirons une société dans laquelle tous les Sud-Africains, noirs et blancs, pourront marcher la tête haute... une nation arc-en-ciel en paix avec elle-même et avec le monde."
Cette métaphore puise sa force dans le double héritage de la diversité :
• Efficacité économique : L'argument selon lequel des équipes diverses obtiennent de meilleurs résultats par la combinaison des perspectives.
• Beauté esthétique : Mandela a souvent associé l'arc-en-ciel à la flore de son pays, comme "les célèbres jacarandas de Pretoria".
Le cœur de la valeur politique de la diversité reste "la splendeur de la prairie en fleurs".
Analyses et Critiques Contemporaines (Session Q&R)
La discussion qui a suivi l'exposé a permis d'explorer plusieurs nuances et critiques contemporaines de la notion de diversité.
Thème
Analyse et Points Clés
Déclin et Critiques
L'observation d'un léger déclin dans l'usage du mot "diversité" après 2010 pourrait s'expliquer par l'émergence de critiques venant des deux côtés du spectre politique :<br>\
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Critique de gauche : Au nom de l'universalisme, arguant que la diversité accorde un statut politique sur la base de caractéristiques distinctives, alors que l'égalité se fonde sur ce qui est commun à tous les êtres humains.<br>\
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Critique de droite : Au nom de la méritocratie, considérant que le principe de diversité s'y oppose.
Contextes Nationaux et Résistances
L'application de la diversité varie considérablement selon les contextes nationaux :<br>\
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France : Réticence à collecter des statistiques ethniques en raison de forts principes universalistes.<br>\
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États-Unis : Le débat est centré sur la question raciale.<br>- Europe Centrale : La discussion porte souvent sur les populations Roms.<br>\
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Résistances pratiques : La définition des groupes "divers" à inclure est souvent un "champ de bataille", une "guerre de tous contre tous" hobbesienne, loin de l'image d'un défilé arc-en-ciel.
Distinctions Conceptuelles Clés
Des distinctions importantes ont été établies avec des termes voisins :<br>\
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Diversité vs. Pluralisme : La diversité tend à s'appliquer aux identités individuelles ou de groupe, tandis que le pluralisme est une catégorie plus large incluant la pluralité des opinions et des idées ("marketplace of ideas" de John Stuart Mill) au sein même de ces groupes.<br>\
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Égalité vs. Équité : L'égalité (des chances) est compatible avec une méritocratie sur un "terrain de jeu équitable".
L'équité (des résultats) devient très controversée dans un contexte de contraction économique (post-2008), où le gain d'un groupe est perçu comme la perte d'un autre, menant à la fragmentation.
Le Pouvoir de la Métaphore Esthétique
La métaphore de l'arc-en-ciel est qualifiée de "brillante" car elle désamorce la stratégie de l'altérité et du dénigrement.
Personne ne hiérarchise les couleurs de l'arc-en-ciel ; au contraire, leur mélange est considéré comme plus beau que chaque couleur prise isolément.
Cela démontre le rôle actif de la valeur esthétique de la diversité dans la sphère politique.