Compte rendu détaillé : Agir pour l'Éducation
Ce document de synthèse présente les thèmes principaux et les faits les plus importants abordés lors du webinaire "Agir pour l'éducation", une initiative des professeurs du Collège de France.
Il vise à récapituler les défis identifiés, les approches proposées et les discussions clés concernant l'amélioration du système éducatif français.
1. Introduction et Objectifs de l'Initiative
L'initiative "Agir pour l'éducation" est née d'une prise de conscience collective des professeurs du Collège de France face aux défis du système éducatif français. Comme l'a souligné Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale et président du Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale :
"Nous nous sommes mobilisés collectivement pour répondre à l'un des grands défis auxquels la France est confrontée actuellement : les difficultés que rencontre notre système éducatif."
La Fondation UK, dont la création a été récemment finalisée, a pour but de "faire rayonner le Collège de France Royaume-Uni, de soutenir la recherche française et des projets communs entre nos deux pays.
Le Brexit nous encourage plus que jamais à créer des ponts ou les échanges intellectuels pour que les échanges intellectuels perdurent."
2. Les Défis Majeurs du Système Éducatif Français
Plusieurs points de faiblesse sont mis en évidence, témoignant d'une dégradation de la performance éducative en France :
- Baisse du niveau dans les fondamentaux, notamment en mathématiques : La France a été classée "derniers d'Europe en mathématiques" lors de l'enquête PISA de l'OCDE en décembre 2020.
Stanislas Dehaene note une "baisse continue des performances depuis trente ans, on perd à peu près un demi écart-type tous les dix ans, ce qui veut dire que les élèves d'aujourd'hui sont les meilleurs d'aujourd'hui sont au niveau des moyens avoir des médiocres d'il y a 30 ans." Serge Haroche, Prix Nobel de Physique, a trouvé cela "assez inquiétant".
Un chiffre frappant est qu'environ "trois quarts des élèves de 6ème à l'entrée en 6ème n'ont pas su placer la fraction 1/2 au bon endroit sur une ligne numérique."
- Accroissement des inégalités : Cette baisse des performances affecte particulièrement les élèves issus de milieux socio-économiques défavorisés.
Malgré des efforts comme le dédoublement des classes en réseaux d'éducation prioritaire, cela reste insuffisant pour compenser des inégalités plus fortes qu'ailleurs.
Philippe Aghion, titulaire de la chaire d'économie de l'innovation, souligne que "le revenu des parents compte énormément... les parents qui gagnent davantage sont en général plus éduqués et donc ils transmettent à leurs enfants pas seulement du savoir mais également ce qu'on appelle en anglais aspirations, des perspectives, des ambitions."
Il insiste sur l'importance d'un système éducatif de qualité et accessible à tous pour stimuler la mobilité sociale et réduire la dépendance à l'origine sociale pour devenir innovateur.
* Déficit en "soft skills" (compétences socio-comportementales) : Les élèves français sont "au plus bas de l'échelle" concernant des compétences telles que la collaboration, la persévérance, la confiance en soi et le contrôle de leur propre apprentissage. Il y a une "perte de confiance à l'école".
* Formation des enseignants insuffisante : La France est "au bas de l'échelle" en termes de formation, notamment continue, de ses enseignants. Serge Haroche compare la France à des pays comme la Corée du Sud et Singapour, qui ont investi massivement dans le statut et la formation des enseignants pour améliorer drastiquement leur système éducatif. Il déplore que "le statut social qui est donné dans l'autre société différencie de façon excessive les ingénieurs par exemple des enseignants. Il est clair qu'au niveau de la rémunération, il n'y a pas de comparaison possible."
Stanislas Dehaene mentionne qu'en France, la formation continue est de 18 heures par an, contre plusieurs semaines dans d'autres pays.
- Sous-représentation des femmes dans les carrières scientifiques et techniques : Notamment en informatique (92% de garçons, 8% de femmes) et en mathématiques pures. Des études menées par le Conseil Scientifique de l'Éducation Nationale (EVA-LCP) montrent que "il n'y a pas de différences entre garçons et filles à l'entrée au CP... et au bout d'un an la différence est très importante."
3. Axes d'Action Proposés par le Collège de France
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Les professeurs du Collège de France entendent se mobiliser autour de quatre piliers :
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Comprendre : Recenser les connaissances, notamment internationales, sur les causes des difficultés françaises, la sociologie des enseignants, et les réactions d'autres pays.
Pierre-Michel Menger, sociologue, dont la chaire porte sur la dimension créatrice du travail, insiste sur l'étude des trajectoires scolaires en mathématiques et l'analyse fine des facteurs (milieux sociaux, composition des classes, caractéristiques des enseignants) influençant les performances.
Il propose d' "ouvrir la boîte noire" du monde scolaire et périscolaire.
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Inspirer : Utiliser les connaissances disciplinaires des professeurs pour conseiller, enthousiasmer et orienter les élèves, notamment les jeunes femmes vers les filières scientifiques. Philippe Aghion a développé le "Campus de l'Innovation pour les Lycées" en partenariat avec le Ministère de l'Éducation Nationale pour permettre aux lycéens de zones prioritaires d'accéder à la recherche en train de se faire et d'éveiller des vocations.
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Outiller : Développer et diffuser des outils pour mieux apprendre et enseigner. Stanislas Dehaene et son équipe ont créé des logiciels comme "Kalulu" pour aider à automatiser le décodage en lecture et développer des tests de diagnostic des difficultés en mathématiques, notamment concernant les fractions. L'objectif est de les rendre "disponibles dans toutes les classes gratuitement".
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Expérimenter : Mettre en place des "expérimentations randomisées contrôlées" (RCTs) pour vérifier l'efficacité des propositions, à l'image des travaux d'Esther Duflo (Prix Nobel d'Économie).
Il est crucial de "vérifier ce qui marche et ce qui ne marche pas" plutôt que de se fier aux convictions.
4. Projets Spécifiques et Innovations
- Stanislas Dehaene (Psychologie Cognitive Expérimentale) :
- Recherche sur l'organisation cérébrale pour les mathématiques et la lecture (25 ans de recherche).
- Développement d'outils de mesure des performances de lecture et de diagnostic des types de dyslexie.
- Conception de logiciels d'entraînement pour les élèves (ex: Kalulu pour le décodage en lecture), avec des résultats positifs prouvés par des expérimentations.
- Volonté de diffuser gratuitement ces outils de diagnostic et d'intervention, notamment pour le premier degré et les mathématiques (ex: test sur les fractions en 6ème).
- Philippe Aghion (Économie de l'Innovation) :
- Axé sur la création d'une économie plus innovante et inclusive. L'éducation est un vecteur clé pour l'innovation et la mobilité sociale.
- Campus de l'Innovation pour les Lycées : Initié en 2016, ce partenariat avec le Ministère de l'Éducation Nationale a touché 4500 lycéens et 900 enseignants entre 2016 et 2021 dans 40 villes. Il vise à apporter le "savoir en train de se faire" aux élèves et enseignants de zones prioritaires.
- Réforme des programmes SES : Co-création avec Pierre-Michel Menger d'une approche pédagogique pour les sciences économiques et sociales, axée sur l'acquisition de concepts fondamentaux en microéconomie avant la macroéconomie, et le croisement des disciplines.
Ce programme est devenu le plus choisi après les mathématiques en première et seconde. Extension prévue aux sciences de la vie et aux mathématiques.
Pierre-Michel Menger (Sociologie du Travail) :
- Étudie le "learning content" du travail et la relation entre travail et éducation.
- Travaux sur l'organisation et la compétition dans l'enseignement supérieur et la recherche, la diffusion de la sémantique du talent et la méritocratie.
- Recherche sur les trajectoires scolaires en mathématiques (primaire aux classes préparatoires), utilisant de vastes enquêtes (PISA, enquêtes nationales).
- Aborde trois défis majeurs en mathématiques :
- Élever le niveau moyen et médian des élèves en numératie, en corrigeant les inégalités de départ ("dimension inclusive"). Il insiste sur la transversalité des mathématiques comme "socle indispensable pour s'orienter et pour agir et pour travailler dans le monde".
- Assurer l'excellence mathématique et l'attractivité pour les chercheurs et doctorants, alors que des signes d'érosion apparaissent (départ de brillants mathématiciens à l'étranger).
- Lutter contre la "surreprésentation absolument persistante des femmes" en mathématiques.
- Propose d' "ouvrir la boîte noire" en enquêtant sur le terrain (monde scolaire et périscolaire, clubs de mathématiques) et en mobilisant les parents, les enseignants et les élèves.
- Serge Haroche (Physique Quantique, Prix Nobel) :
- Élargit la discussion au contexte international (Brésil, Corée du Sud, Singapour).
- Souligne la nécessité de donner aux citoyens les moyens d' "apprendre à apprendre" et de développer l'esprit critique.
- Insiste sur la consolidation des bases (lecture, calcul) comme préalable.
- Propose d'améliorer le statut et la formation des enseignants pour rendre la profession plus attractive, s'inspirant des exemples coréen et singapourien.
- Remarque la baisse de l'intérêt pour les sciences chez les jeunes au passage du primaire au collège, en partie due à une formation insuffisante des enseignants dans les matières scientifiques.
- Suggère d'intégrer l'histoire des sciences dans l'enseignement pour montrer son importance civilisationnelle et inspirer les jeunes.
5. Débats et Questions Clés
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Innovation et égalité : La France est égalitaire en termes de revenus après impôts, mais moins en termes de mobilité sociale. L'éducation est un levier essentiel pour stimuler cette mobilité et créer une économie plus innovante et inclusive.
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Formation des enseignants : Le manque de formation continue (18h/an en France vs plusieurs semaines ailleurs) et le besoin d'actualiser les connaissances pédagogiques sont cruciaux. Il faut s'inspirer de modèles comme l'Education Endowment Foundation (EEF) britannique pour diffuser les recherches sur les stratégies pédagogiques efficaces et déconstruire les "neuromythes" (ex: intelligences multiples).
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Place de la philosophie : La philosophie, comme les mathématiques, est une "méta-compétence" fondamentale pour le raisonnement logique et l'esprit critique. Son enseignement pourrait être élargi, pas nécessairement comme une spécialité, mais par des approches pédagogiques qui valorisent le débat et la logique.
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Disparité de genre en sciences : Des études montrent que la différence de niveau en mathématiques entre garçons et filles apparaît très tôt à l'école. Les pistes incluent la présentation de "role models" (femmes scientifiques), une redéfinition de la compétition (favorisant la coopération), et la prise en compte des choix de carrière liés aux perspectives d'épanouissement.
L'expérimentation de la pédagogie par le jeu en mathématiques est aussi envisagée pour réduire les inégalités.
- Impact de l'appréciation des professeurs : Des commentaires trop "incisifs" peuvent freiner l'enthousiasme. Un changement d'attitude vers une valorisation des efforts, une positivité et la déculpabilisation de l'échec est nécessaire, s'inspirant des systèmes qui encouragent la "deuxième chance".
Le concept de "growth mindset" (tout le monde apprend) de Carole Dweck est un modèle à diffuser.
- Décrochage en mathématiques et sens : La difficulté vient souvent d'un apprentissage par cœur des algorithmes sans connexion profonde avec le "sens" des concepts (ex: ligne numérique pour les fractions).
Le manque de formation des professeurs du primaire en mathématiques et la difficulté à gérer l'hétérogénéité des classes sont aussi des facteurs.
- Rôle de l'investissement et de l'autonomie des établissements : Il est souligné que "sans investissement, on ne pourra pas améliorer le système". Les salaires des enseignants sont jugés trop bas, ne valorisant pas suffisamment la profession.
La Finlande est citée comme exemple pour avoir su réconcilier "standards nationaux et autonomie des chefs d'établissement", permettant des projets pédagogiques innovants et un meilleur encadrement des élèves.
- Culture de l'effort : Il est important de réintroduire la "culture de l'effort" dans l'enseignement, car "on n'apprend pas sans y mettre une certaine intensité". Il faut que cet effort "paie" et que le système valorise le travail et les compétences.
En conclusion, le webinaire met en lumière l'urgence d'une mobilisation collective pour transformer le système éducatif français.
Les professeurs du Collège de France proposent une approche scientifique et expérimentale pour comprendre les problèmes, inspirer les élèves, outiller les enseignants et vérifier l'efficacité des solutions, avec l'ambition de construire une nation plus innovante et inclusive.