Note de Synthèse : L'instrumentalisation des associations et les voies de la coconstruction
Synthèse
Ce document de synthèse analyse les conclusions du webinaire "Face à l'instrumentalisation des associations", quatrième épisode du cycle "Renforcement du monde associatif".
Il met en lumière la menace croissante de l'instrumentalisation, identifiée comme un des quatre facteurs majeurs d'affaiblissement du secteur associatif, aux côtés de la répression des libertés, de la marchandisation et de la managérialisation.
Cette instrumentalisation se manifeste par une pression exercée sur les associations pour qu'elles s'alignent sur les politiques publiques, une tendance exacerbée par une transformation structurelle des financements publics qui privilégient la commande publique au détriment des subventions.
Des exemples récents aux niveaux local, national et européen illustrent une stratégie de discrédit visant les associations qui conservent une parole politique critique, résumée par l'injonction :
"dès lors que les associations reçoivent de l'argent public, elles ont intérêt à se tenir sages".
Face à ce scénario d'affaiblissement, le webinaire explore en profondeur l'antidote principal : la coconstruction des politiques publiques.
Loin d'une simple consultation, la coconstruction est présentée dans sa définition la plus exigeante, impliquant un partage du pouvoir et des éléments de codécision.
Pour être efficace, elle doit s'appuyer sur une méthodologie rigoureuse, commençant par un diagnostic partagé et se poursuivant jusqu'à l'évaluation commune des actions.
Deux modèles d'action concrets sont examinés :
1. Les schémas d'orientation (Solima) du secteur culturel, qui offrent un retour d'expérience de près de vingt ans sur des processus de concertation structurés.
Bien qu'ils aient prouvé leur efficacité pour améliorer l'interconnaissance et la coopération, ils révèlent des limites quant à leur capacité à faire évoluer durablement les politiques publiques et à surmonter la culture du "qui paie, décide".
2. La démocratie d'interpellation, qui apparaît comme un prérequis essentiel.
Ce concept vise à doter les citoyens, et notamment les plus marginalisés, des outils (pétitions à seuils, fonds de soutien) leur permettant d'inscrire leurs préoccupations à l'agenda politique, créant ainsi les conditions initiales d'une future coconstruction.
En conclusion, si la coconstruction représente une voie prometteuse pour renforcer la vitalité démocratique et l'autonomie du monde associatif, sa mise en œuvre reste un défi majeur.
Elle se heurte à un contexte politique et économique défavorable et nécessite de surmonter des obstacles culturels profonds pour passer d'une logique de prestation de service à un partenariat authentique fondé sur le partage du pouvoir.
1. Le Scénario de l'Affaiblissement : L'Instrumentalisation comme Menace Centrale
Le webinaire identifie l'instrumentalisation comme une composante clé d'un "scénario d'affaiblissement" qui pèse sur le monde associatif.
Ce processus vise à réduire les associations à un rôle d'exécutantes des politiques publiques, les privant de leur capacité d'initiative, de critique et de participation à la vie de la cité.
Définition et Manifestations
L'instrumentalisation est un processus par lequel les pouvoirs publics tendent à considérer les associations non plus comme des partenaires autonomes porteurs de projets d'intérêt général, mais comme de simples prestataires de services.
Marianne Langlais (Collectif des associations citoyennes - CAC) la définit comme une attente que les associations, dès lors qu'elles sont financées par de l'argent public, "se tiennent sages".
Cela implique :
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• S'inscrire sans contester dans la ligne politique dominante, qualifiée de "néolibérale et autoritaire".
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• Ne pas porter un message politique différent de celui attendu par les financeurs.
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• Rester "politiquement neutre" dans un contexte qui ne l'est pas.
Exemples Concrets de Discrédit Politique
Cette pression s'accompagne de campagnes de discrédit visant à délégitimer les associations qui conservent une parole politique. Plusieurs exemples récents ont été cités :
Niveau
Acteur
Cible
Discours / Action
Objectif
Local
Christelle Morançais (Présidente, Pays de la Loire)
Associations culturelles
Les accuse d'être le "monopole d'associations très politisées qui vivent d'argent public" pour justifier des coupes budgétaires massives.
Justifier des coupes budgétaires.
National
Bruno Retailleau (Ministre de l'Intérieur)
La Cimade et autres associations d'aide aux étrangers
Affirme qu'elles doivent "agir en cohérence avec l'État", remettant en cause leur travail en centre de rétention.
Aligner les actions des associations sur la politique gouvernementale.
Européen
Droite et extrême droite européenne
Associations environnementales
Lancement d'une "fake news" les accusant d'être payées par la Commission pour faire du lobbying pro-pacte vert.
Les priver de financements européens, notamment du programme LIFE (budget de 5,4 milliards d'euros).
Le Levier Financier : De la Subvention à la Commande Publique
Au cœur du processus d'instrumentalisation se trouve une transformation profonde des modes de financement public.
On observe un recul structurel de la subvention de fonctionnement au profit de la commande publique (marchés publics, appels à projets).
• Contexte Européen : La création du marché unique en 1987 et sa règle d'or d'une "concurrence libre et non faussée" ont conduit à considérer la subvention comme une potentielle aide d'État illicite.
• Impact en France : La part des subventions dans les recettes associatives a chuté de 41 % entre 2005 et 2017.
• Conséquences : Le rapport Suxe ("Renforcer le financement des associations :
une urgence démocratique", mai 2023) souligne que cette évolution entraîne une "fragilisation de leur équilibre financier, mais aussi et surtout par une perte de sens et une invisibilisation de ce qui caractérise l'association".
Ce changement modifie radicalement le rapport de force :
• La subvention reconnaît l'association comme étant à l'origine de l'initiative, sans attente de contrepartie directe.
Elle favorise une politique ascendante ("bottom-up") où les associations agissent en "vigies citoyennes".
• La commande publique positionne l'État ou la collectivité comme acheteur d'un service, fixant un cadre strict.
Elle impose une politique descendante ("top-down") où les associations deviennent des prestataires.
2. L'Antidote : La Coconstruction des Politiques Publiques
Face à l'instrumentalisation, la coconstruction est présentée comme le principal antidote, permettant de restaurer un dialogue équilibré et de renforcer la vitalité démocratique.
Fondamentaux et Définition Exigeante
La coconstruction est définie non pas comme une simple consultation ou concertation – démarches souvent sources de "effets déceptifs" – mais comme un processus exigeant de partage du pouvoir.
Selon Jean-Baptiste (CAC), on peut parler de coconstruction "à partir du moment où il y a des éléments de codécision".
Cette approche s'ancre dans une vision de la démocratie en acte, illustrée par la définition de Paul Ricœur :
"Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt, et qui se fixe comme modalité d’associer à part égale chaque citoyen dans l'expression, l'analyse, la délibération et l'arbitrage de ces contradictions."
Une Méthodologie Structurée
L'expérience montre que la coconstruction est un "chemin escarpé" et ne peut réussir sans méthode.
Les travaux menés notamment par Laurent Fress dans le cadre d'une recherche-action (2017-2018) ont permis d'identifier cinq étapes clés pour un processus rigoureux :
1. État des lieux et diagnostic partagé : Coproduire le savoir sur un territoire.
Cette phase est fondamentale car "savoir, c'est pouvoir". Les Observatoires Locaux de la Vie Associative (OLVA) portés par le Rnma sont des outils privilégiés pour cette étape.
2. Débat public et priorisation : Dégager collectivement les enjeux prioritaires et définir les modalités de la coconstruction.
3. Validation des objectifs et plan d'action : Décider d'un plan d'action concret et, point crucial, en déterminer les moyens. C'est souvent à cette étape que les démarches échouent.
4. Suivi de la mise en œuvre : Piloter conjointement la réalisation du plan d'action.
5. Bilan commun et évaluation partenariale : Mesurer collectivement les effets et ajuster les priorités.
Contexte et Obstacles
La mise en œuvre de la coconstruction se heurte à un contexte général peu favorable :
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• Une culture politique historiquement jacobine et décisionniste en France.
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• L'imposition du New Public Management qui cantonne les associations à un rôle de gestionnaires.
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• Un contexte économique de coupes budgétaires qui fragilise les partenaires associatifs et réduit les marges de manœuvre.
3. Études de Cas et Modèles d'Action
Le webinaire a mis en avant deux approches concrètes qui illustrent les potentiels et les défis de la coconstruction.
L'Expérience du Secteur Culturel : Les Schémas d'Orientation (Solima)
Présenté par Grégoire Patau (Ufisc), le Schéma d'Orientation des Lieux de Musiques Actuelles (Solima) est une méthode de coconstruction expérimentée depuis près de 20 ans.
• Principes : Horizontalité (pas de hiérarchie entre les parties prenantes – État, collectivités, acteurs), démarche ascendante, inscription dans la durée.
• Méthodologie : Un processus cyclique d'observation, conception, mise en œuvre et évaluation.
• Bilan de l'expérience :
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◦ Succès : A systématiquement permis une meilleure connaissance des acteurs du territoire, renforcé les réseaux et généré de nouvelles coopérations.
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◦ Limites : A eu un impact plus limité sur la redéfinition concrète des politiques publiques ou l'allocation de nouveaux moyens.
La posture des pouvoirs publics reste souvent "surplombante" et le principe du "qui paie, décide" difficile à dépasser.
Le manque de moyens dédiés à l'animation et le risque d'essoufflement sont également des freins majeurs.
La Démocratie d'Interpellation : Poser les Sujets à l'Agenda
Léa Galois (Institut Alinski) a introduit le concept de démocratie d'interpellation comme une condition préalable à la coconstruction.
Il s'agit de permettre aux citoyens, collectifs et associations de faire émerger un sujet et de l'inscrire à l'agenda politique, en particulier pour les voix habituellement "inaudibles".
• Mécanismes proposés :
- ◦ Paliers de pétition : Atteindre un certain nombre de signatures déclencherait de nouveaux droits (ex: un droit au dialogue avec les élus, un droit à une contre-expertise, le déclenchement d'un référendum d'initiative citoyenne).
- ◦ Droit à la ressource : Création d'un "fonds d'interpellation" pour rembourser les frais de campagne et permettre aux groupes disposant de peu de moyens de se mobiliser efficacement.
• Enjeux : L'un des défis majeurs, observé à Grenoble, est d'éviter que ces dispositifs ne reproduisent les inégalités politiques en étant principalement saisis par les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées (CSP+).
4. Perspectives et Recommandations Stratégiques
Pour sortir du scénario de l'affaiblissement, plusieurs pistes d'action sont envisagées.
• Traduire les Rapports en Actions : Il est jugé crucial d'éviter que le rapport Suxe ne reste lettre morte.
La préconisation 16 est particulièrement mise en avant : abroger le Contrat d'Engagement Républicain (CER), jugé liberticide, et lui substituer la Charte des engagements réciproques, dont une évaluation nationale des déclinaisons locales est appelée de vœux.
• L'Enjeu Crucial des Ressources : Un constat traverse toutes les interventions : la coconstruction et l'interpellation requièrent des moyens.
Il est essentiel de faire reconnaître et financer la fonction "d'ingénierie et d'animation des coopérations" pour garantir un équilibre des pouvoirs dans le dialogue.
• Vers un "Soulèvement Associatif" : Face au durcissement du contexte, le CAC lance un appel à une mobilisation pour un "soulèvement associatif", visant à reprendre une parole politique forte.
Cette initiative est soutenue par la nécessité de documenter la situation, notamment via l'enquête nationale sur la santé financière des associations lancée par le Rnma, le Mouvement associatif et Hexopée.
• S'outiller Méthodologiquement : La suite des travaux de la recherche participative ESCAPE devrait se concentrer sur la production d'outils méthodologiques, voire de manuels et de formations, pour aider les acteurs associatifs et les collectivités à mettre en œuvre des démarches de coconstruction rigoureuses et efficaces.