Note de synthèse : Les formes de la violence et le témoignage
Ce document de synthèse explore les différentes formes et fonctions du témoignage face à la violence, en s'appuyant sur l'analyse de Didier Fassin dans "Les formes de la violence (8)".
Il met en lumière l'importance de l'attestation de la violence, les diverses figures du témoin, les défis de sa représentation, et l'émergence de nouvelles médiations technologiques pour révéler la vérité.
I. L'attestation de la violence : une urgence face à l'invisibilisation
La raison d'être la plus commune de l'écriture et de la représentation de la violence est de l'attester, une urgence d'autant plus grande que la réalité est invisibilisée. L'auteur cite deux exemples contemporains de cette invisibilisation et des tentatives d'attestation :
La violence coloniale française en Algérie : Malgré une loi de 2005 qui "oblige les programmes scolaires... à reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer", des travaux comme celui d'Alain Ruot (2024) dans "La première guerre en Algérie" rappellent les "spoliations de terre, les déplacements de population, les massacres de villageois, les enfumades de grottes, les centaines de milliers de morts surtout des civils" perpétrées par le corps expéditionnaire français.
L'expulsion des Palestiniens (la Nakba) : L'expulsion de "750 000 Palestiniens, soit environ la moitié de la population arabe de ce territoire", qui a entraîné la "destruction de villages et dans certains cas du meurtre de leurs habitants", a longtemps été ignorée. Le film "Partition" (2025) de Dana Alan, prolongeant son ouvrage "Voices of the Nagba", vise à "restituer l'expérience de l'enagbactrale à travers les archives coloniales du mandat britannique" et les récits des Palestiniens.
Ces entreprises visent à attester ce que les nations ont "enfoui souvent dans les profondeurs de l'oubli". Si les auteurs de violence peuvent avoir intérêt à la montrer pour "la jouissance de l'exercice de la force à la production d'un régime de terreur", ils ont souvent "un intérêt plus grand encore à la dissimuler, à la déguiser, à la nier" pour éviter la condamnation ou la sanction.
Dans ces cas, il est crucial pour les victimes, leurs proches, et les "entrepreneurs de justice" (avocats, militants des droits humains, chercheurs) d'apporter la preuve de la violence, ses circonstances et ses responsables.
"Attester la violence c'est donc combattre le déni, l'occultation, le mensonge, le révisionnisme historique. Attester la violence c'est emporter témoignage, c'est sans faire le témoin."
II. Les figures du témoin : entre objectivité et subjectivité
S'appuyant sur Émile Benveniste, l'auteur distingue deux conceptions du témoin, principalement à travers le latin :
Testis : "celui qui assiste entière à une affaire où deux personnages sont intéressés ayant été présent au moment où les faits se sont produits". Sa parole "peut être utilisé pour trancher un litige à condition qu'il soit établi qu'il n'était pas lui-même partie prenante". Le testis est extérieur à la scène, son observation est présumée objective.
Superstess : "décrit le témoin comme celui qui subsiste au-delà, témoin en même temps que survivant". Son témoignage est autorisé par le fait d'avoir "vécu lui-même les faits notamment lorsqu'il s'implique un danger ou une épreuve et d'avoir survécu à ce péril".
Le superstess est la victime, son récit est nécessairement subjectif, mais non insoupçon.
Cette distinction est mise à l'épreuve par la littérature sur la Shoah.
A. Le défi du témoignage face à la dissimulation nazie
L'histoire de l'extermination des Juifs et des Roms n'est pas quelque chose dont les nazis se vantaient, mais qu'ils ont cherché à dissimuler, y compris "vis-à-vis du peuple allemand et vis-à-vis d'eux-mêmes". Hannah Arendt, dans "Eichmann à Jérusalem", souligne l'usage d'un "langage codé" ou "règles de langage" qui étaient "dans le parler ordinaire... un mensonge", pour euphémiser les crimes : "solution finale", "traitement spécial", "évacuation".
L'effet de ce système de langage n'était pas "d'empêcher les gens de savoir ce qu'ils faisaient, mais de les empêcher de mettre leurs actes en rapport avec leur ancienne notion normale du meurtre et du mensonge, en somme de rendre mentalement acceptable ce qui aurait pu leur paraître moralement intolérable."
Pierre Vidal-Naquet ajoute que ce langage codé a facilité le négationnisme ultérieur. Les nazis, conscients de ce qui allait se passer, avertissaient cyniquement les prisonniers : "De quelque façon que cette guerre se finisse, nous l'avons déjà gagné contre vous ; aucun d'entre vous ne restera pour porter témoignage.
Mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas, il n'y aura pas de certitude, car nous détruirons les preuves en vous détruisant." (Primo Levi, "Les naufragés et les rescapés").
Cette peur du non-crédit a hanté les survivants, qui ont souvent raconté un cauchemar récurrent où leurs proches ne les croyaient pas.
D'où l'importance vitale du témoignage, comme l'exprime Robert Antelme : "nous voulions parler, être entendu enfin".
B. La complexité du témoignage des survivants (Superstess/Testis)
Primo Levi, en écrivant "Si c'est un homme", cherchait à "attester" son expérience.
Cependant, il exprime une profonde gêne, estimant que "nous les survivants ne sommes pas les vrais témoins... car nous sommes ceux qui grâce à la prévarication, l'habileté ou la chance, n'ont pas touché le fond." Les "musulmans" (ceux tellement affaiblis qu'ils étaient voués à mourir) sont les "témoins intégraux".
La réflexion de Levi met à l'épreuve la distinction testis/superstess :
- Il est un superstess incontestable, ayant survécu à l'impensable et décrivant l'insulte de la "démolition d'un homme".
- Mais il est aussi un testis, conscient de ne jamais pouvoir restituer l'expérience de ceux qui ont été dévorés, et pour qui il parle "à leur place, par délégation". L'exemple d'Urbinec, l'enfant paralysé et mutique à Auschwitz, dont la "nécessité de parler jaillissait dans son regard avec une force explosive", et dont Primo Levi écrit "il témoigne à travers mes paroles", illustre cette réconciliation tragique des deux figures : "le superstès devenu testis sauve du néant la mémoire du petit garçon."
C. Diversité des styles et temporalités du témoignage
Les récits des survivants du génocide adoptent des styles et des temporalités variés :
- Témoignage immédiat : David Rousset ("L'univers concentrationnaire", 1946) rencontre un succès rapide malgré la réticence des sociétés européennes, peut-être grâce à une "forme de recherche esthétique" créant une distance "qui neutralise les émotions". Son écriture est "austère et ironique", utilisant "des formules elliptiques et tranchantes, parfois caustiques et troublantes."
- Témoignage différé : Charlotte Delbo ("Aucun de nous ne reviendra", 1965), écrit un premier brouillon après sa sortie, puis le reprend 20 ans plus tard. Elle commence par la scène collective des arrivées de trains, utilisant des phrases courtes et des images fortes pour dire "l'inconcevable".
- Anti-mémoire : Imre Kertész ("Être et destin", 1985) adopte le regard "naïf déconcerté" d'un adolescent, décrivant la découverte progressive de l'horreur des camps, comme "l'odeur... doucâtre, en quelque sorte gluante" du crématorium. Il décrit la "détérioration physique" sans pathos, et même un "désir sourd" de vivre au moment du "tri final des mourants".
- Méfiance et refus d'enfermement : Ruth Kluger ("Refus de témoigner. Une jeunesse", 1992) écrit pour exprimer sa méfiance face à la multiplication des témoignages et son refus d'être réduite à sa condition de déportée.
- L'expérience des victimes du nazisme est à la fois "spécifique" (partir d'un vécu individuel) et "indéterminée" (nécessité de trouver les mots et la forme face à "l'incommunicabilité abyssale"). Pour l'immense majorité des survivants, il faut "accepter de n'être ni superstès ni testice et donc se taire."
III. Autres figures du témoin et médiations
A. Auctor et Histor : l'autorité et la connaissance
Auctor (latin) : "celui qui augmente la confiance, le garant, la source et donc l'autorité" et "celui qui pousse à agir, l'instigateur, le créateur et donc l'auteur". Le crédit est le fondement de son témoignage.
Histor (grec) : "celui qui sait, qui connaît... l'historien". L'enquête est le fondement de son témoignage.
Ces figures n'ont pas vécu les faits mais peuvent en être les garants. Les historiens contemporains "réunissent souvent les deux dimensions", bénéficiant du "crédit de leur discipline" et s'appuyant sur des "enquêtes menées dans des archives ou par des entretiens".
L'exemple de Jean Hatzfeld et son livre "Dans le nu de la vie" (2000) sur le génocide rwandais illustre l'auctor.
Il rassemble des récits de survivants, s'autorisant à les convaincre de parler malgré leur réticence. Journaliste et écrivain, il utilise sa double autorité pour "attester ce qu'a été et ce qu'est encore... l'expérience de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui ont vécu le massacre."
Bien que les récits soient rédigés à la première personne, ils sont "entièrement écrits par une troisième personne, l'auteur."
- L'histore est illustré par les chercheurs en sciences sociales qui restituent et interprètent les faits en s'appuyant sur des "archives nationales ou étrangères, des jugements rendus par des juridictions internationales, des articles de journaux locaux, des entretiens avec des personnes occupant des positions différentes, des observations de procès".
Les travaux de Mahmoud Mamdani ("When Victims Become Killers", 2001) interprètent le génocide rwandais à la lumière de l'histoire coloniale, distinguant le génocide conduit par les "settlers" (colons) et celui par les "natives" (indigènes). Hélène Dumas ("Le génocide au village", 2014) se concentre sur la "mécanique microlocale des violences", montrant que le génocide est "une affaire de voisins et de parents" et que les génocidaires "éprouvent une jouissance dans la souffrance et l'humiliation de leurs victimes."
Beata Umubyeyi Mairesse ("Le convoi", 2024), une survivante du génocide rwandais, se distingue par sa réflexivité et son intégrité.
Elle est à la fois superstess, racontant sa survie, et testis, décrivant ce qu'elle a vu.
Elle se fait également historienne de son histoire, explorant des archives et conduisant des entretiens, mais "elle répugne à faire acte d'autorité," refusant d'être l'auctor.
B. Martous : le témoin-martyr
En grec ancien, "Martous" signifie le témoin, mais aussi, plus spécifiquement dans la Bible, le "témoin de Dieu", c'est-à-dire le martyr, celui qui "a accepté de mourir pour attester de sa croyance".
Giorgio Agamben ("Ce qui reste d'Auschwitz", 1998) note que le martyre chrétien a dû "justifier le scandale d'une mort insensée".
Le "shaï" arabe a un sens similaire, désignant à la fois le témoin et le martyr.
En Palestine, la figure du shaïd s'est développée comme "ciment de l'unité nationale". Le shaïd peut être une victime tuée "sans l'avoir choisi" ou un combattant qui s'est exposé "volontairement pour la cause de son peuple".
Ce dédoublement transforme le sens du martyre, l'étendant du "sacrifice librement consenti à la mort subie", et du "strictement religieux au politique". "Tout palestinien abattu ou exécuté par les Israéliens est un shaïd qui par sa mort dans un affrontement inégal atteste son appartenance à sa communauté et témoigne de la brutalisation de l'ennemi."
Pour les martyrs palestiniens, le sacrifice ou la mort est une réponse à une "vie impossible à quoi la mort viendrait tragiquement redonner du sens".
L'auteur cite la photojournaliste Fatima Assuna : "Quant à la mort qui est inévitable, si je meurs, je veux une mort retentissante, je ne veux pas être une simple brève dans un flash info ni un chiffre parmi d'autres, je veux une mort dont le monde entier entendra parler, une empreinte qui restera à jamais, des émotions, des images immortelles que ni le temps ni l'espace ne pourront enterrer."
IV. Les médiations technologiques du témoignage
Le témoignage ne s'exprime pas seulement par la parole, l'écrit ou le corps (dans le cas du martyr), mais aussi par des "médiations dans lesquelles les technologies peuvent être mobilisées".
L'exemple le plus innovant est Forensic Architecture (fondée en 2010 par Eyal Weizman), une agence qui développe des "techniques, méthodes et concepts pour conduire des investigations sur la violence d'État et la violence en entreprise".
- En combinant "l'imagerie spatiale par satellite, les caméras de surveillance, les enregistrements audio et vidéo, les témoignages individuels et collectifs", Forensic Architecture reconstitue en 3D des événements de violence qui ont été occultés. Parmi les nombreux cas étudiés, on trouve le génocide des Herero et Nama, les massacres israéliens pendant la Nakba, l'assassinat d'otages en Colombie, le meurtre de Mark Duggan au Royaume-Uni, l'utilisation d'armes européennes au Yémen, et des événements en France (Adama Traoré, Zineb Reddouane).
Ces technologies permettent de "révéler de nombreuses violences, des crimes de guerre identifiés, des coupables reconnus, des versions officielles démenties, certaines vérités dites et la justice parfois rendue".
Elles "renforcent, enrichissent et parfois même remplacent le témoignage humain".
V. Conclusion : La complexité du témoignage pour faire exister la vérité
En résumé, l'auteur a esquissé cinq figures idéaltypiques du témoin :
- Le testis : présent au moment des faits, dont il peut raconter.
- Le superstess : survivant, qui peut transmettre ce qu'il a vécu.
- L'auctor : agent extérieur, qui apporte la crédibilité.
- L'histor : expert légitime, qui conduit une enquête.
- Le martous : victime sacrificielle, qui affirme la justesse de sa cause par son renoncement.
- Chacune de ces figures "engage des formes politiques et morales : la véracité du testis, l'authenticité du superstès, l'autorité de l'actor, la neutralité de l'histor, l'engagement du Martus." Ces figures ne sont pas étanches et "se mêlent, se combinent, se déplacent, se complexifient" dans la réalité.
Au-delà de ces distinctions, "l'enjeu du témoignage c'est de faire exister une vérité et notamment... de la faire exister contre la dissimulation, l'invisibilisation, la dénégation".
C'est là toute l'importance de "celles et ceux qui ont pour projet de révéler la vérité ou tout au moins une part de la vérité à laquelle ils ont eu accès."