La Faculté de Punir : Analyse des Transformations du Châtiment des Enfants
Résumé
Ce document de synthèse analyse l'évolution de la "faculté de punir" appliquée aux enfants, en s'appuyant sur les travaux de Didier Fassin.
Il met en lumière un paradoxe central : alors que les sociétés occidentales sont devenues de plus en plus punitives envers les adultes depuis la seconde moitié du XXe siècle, elles se sont montrées de plus en plus protectrices à l'égard des enfants.
Cette protection a évolué à travers une série de redéfinitions successives des mauvais traitements, passant d'un cadre légal et familial (la "correction modérée") à des cadres médical (le "syndrome de l'enfant battu"), de santé publique (la "maltraitance infantile") et enfin psychologique et sexuel (les "abus sexuels").
Cette tendance globale à la protection a conduit à une prohibition croissante des châtiments corporels, bien que de manière inégale à travers le monde, avec des exceptions notables comme les États-Unis.
Cependant, l'analyse révèle que cette protection est elle-même vulnérable.
L'État, en revendiquant le monopole de la faculté de punir, restreint le droit de correction dans la sphère privée tout en se réservant le droit de châtier les mineurs dans des cadres spécifiques.
Cette vulnérabilité se manifeste de deux manières principales :
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- Dans la justice pénale des mineurs, où le principe de protection établi par l'ordonnance de 1945 en France est progressivement érodé par un durcissement législatif visant à rapprocher le traitement des mineurs de celui des adultes.
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- Dans le traitement administratif des mineurs étrangers, où l'enjeu devient de leur refuser le statut de minorité pour les soustraire à la protection et les exposer à la répression.
En définitive, bien que la punition des enfants ait reculé dans la sphère privée, la protection qui leur est accordée par la loi reste fragile et soumise aux pressions politiques qui associent délinquance et immigration, remettant ainsi en cause le statut d'exception du mineur.
1. La Nature et la Légitimité de la Punition
Punir, dans son acception la plus générale, consiste à infliger une forme de souffrance (physique ou psychique) à une personne supposée avoir violé une loi, une morale ou une norme.
Cette action est réputée légitime socialement car elle vise à corriger une infraction et à rétablir l'ordre.
La légitimité du châtiment peut revêtir plusieurs dimensions :
• Légale : Lorsqu'elle est prononcée par une autorité judiciaire au terme d'un procès.
Ce système formel est lui-même historiquement, culturellement et politiquement déterminé.
• Sociale : En dehors du cadre légal, dans des "mondes sociaux" qui définissent leurs propres règles (ex: institution scolaire, milieux mafieux).
L'analyse se concentre principalement sur une évolution paradoxale : alors que l'appareil punitif de l'État est devenu plus sévère ("punitif"), la sphère familiale l'est devenue de moins en moins.
La légitimité du châtiment s'est renforcée dans l'espace public tout en se restreignant dans l'espace privé, notamment concernant les enfants.
2. La Généalogie du Châtiment de l'Enfant : De la Puissance Paternelle à la Protection
2.1. De la "Patria Potestas" à la "Correction Modérée"
L'histoire du châtiment des enfants est marquée par une longue évolution depuis le pouvoir quasi absolu du père dans l'Empire romain.
• La Patria Potestas : Ce pouvoir du père sur ses enfants, allant jusqu'au droit de vie et de mort, était quasi absolu dans le cadre légal romain.
Il était cependant limité en pratique par des facteurs sociaux (mariage tardif, espérance de vie réduite) et une évolution progressive du droit romain lui-même.
• L'Évolution vers la Protection : Au fil des époques (médiévale, classique, Lumières), une obligation de protection de l'enfant s'est associée à la puissance paternelle, qui a également été étendue à la mère.
• La "Correction Modérée" : Au XIXe siècle, comme le note Philippe Antoine Merlin en 1813, le "droit de vie et de mort fut réduit à une simple correction, à un châtiment modéré".
Toutefois, les critères de cette modération n'étant pas définis, la législation protégeait peu l'enfant contre la violence parentale.
2.2. L'Intervention de l'État : Les Lois de la Fin du XIXe Siècle
La fin du XIXe siècle en France marque un tournant avec l'intervention de l'État dans la sphère familiale pour protéger les enfants.
• Loi du 24 juillet 1889 ("sur la protection des enfants maltraités et abandonnés") :
Elle prévoit la déchéance de la puissance paternelle pour les parents condamnés pour des crimes ou délits sur leurs enfants, ou dont le comportement (ivrognerie, mauvais traitements) compromet la santé, la sécurité ou la moralité des enfants.
• Loi du 19 avril 1898 ("sur la répression des violences...") :
Elle précise les infractions (coups, privation d'aliments) et alourdit les peines si les auteurs sont les parents ou une personne ayant autorité sur l'enfant, pouvant aller jusqu'aux travaux forcés à perpétuité.
Selon l'historien Georges Vigarello, ces lois s'inscrivent dans une triple transformation de la société :
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- Un recul général de la violence.
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- Une sensibilité nouvelle à la souffrance et à l'image de l'enfant.
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- La contestation de l'autorité absolue du père, couplée à une volonté de moraliser les classes pauvres.
Ces lois participaient ainsi à une double logique : la disciplinarisation des pauvres et la moralisation des enfants perçus comme de potentiels futurs délinquants.
2.3. La Reconfiguration des Mauvais Traitements : Une Triple Redéfinition
Au XXe siècle, les mauvais traitements ont connu trois redéfinitions successives, les inscrivant dans de nouveaux champs de savoir et d'action.
2.3.1. Le Cadre Médical : Le "Syndrome de l'Enfant Battu"
La médecine a joué un rôle crucial dans l'identification des violences familiales.
• Ambroise Tardieu (1860) : Ce médecin légiste français fut le premier à décrire le tableau clinique de sévices et mauvais traitements (hématomes multiples, séquelles de fractures), mais son travail eut peu d'écho à l'époque.
• Frederic Silverman (1953) : Ce radiologue pédiatrique américain identifie l'association de fractures multiples comme un signe de traumatismes.
En 1962, avec des collègues, il nomme ce tableau le Battered child syndrome ("syndrome de l'enfant battu"), ce qui initiera des lois imposant le signalement des mauvais traitements.
• Aujourd'hui : Le terme de "traumatisme non accidentel" (non-accidental trauma) est préféré pour inclure d'autres formes comme le "syndrome du bébé secoué".
2.3.2. Le Cadre de la Santé Publique : La "Maltraitance Infantile"
Le passage à la santé publique a changé l'échelle d'analyse : du cas individuel à la population, du diagnostic à la prévention.
• Nouveau concept : Le terme "maltraitance infantile" (child maltreatment) apparaît en France dans le dernier quart du XXe siècle, porté par la pédiatrie sociale.
• Changement d'échelle : Les médias se focalisent sur les cas extrêmes (infanticides), invisibilisant la "banalité des mauvais traitements".
Les données épidémiologiques révèlent une prévalence bien plus élevée que ce que les hospitalisations suggèrent.
Indicateur de Maltraitance Infantile
Données (États-Unis)
Données (France)
Enfants référés pour suspicion (avant 5 ans)
13,9 % (enquête en Californie)
Proportion d'enfants victimes (violence/négligence)
19,2 % (enquête nationale 2010)
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Taux basé sur les hospitalisations (formes graves)
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0,11 % (fortement sous-estimé)
Taux de violence physique (enquêtes pop.)
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Entre 4 % et 16 % (travaux internationaux)
Taux de violence psychologique (enquêtes pop.)
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Entre 4 % et 10 % (travaux internationaux)
2.3.3. La Reconnaissance Tardive : Les Abus Sexuels
Les abus sexuels sur enfants ont été occultés ou niés pendant la majeure partie du XXe siècle par différentes sphères :
• La médecine : A longtemps interprété les infections génitales chez les enfants comme des conséquences de la promiscuité ou du manque d'hygiène, désexualisant les pratiques.
• Le politique : Des parlementaires masculins se sont opposés aux réformes féministes.
• Le judiciaire : Le traitement dubitatif et inquisiteur des plaintes était dissuasif pour les victimes.
• La psychanalyse : A pu être instrumentalisée pour conforter le "négationnisme ambiant" en réduisant les accusations à des fantasmes.
Ce n'est qu'au début du XXIe siècle que le sujet entre dans l'espace public, révélant une ampleur considérable.
Données sur les Abus Sexuels
Méta-analyse (Europe/Amérique du Nord)
Rapport CIIVISE 2023 (France)
Garçons/Hommes
2,6% (sans contact) / 4% (avec contact)
1,5 million d'hommes victimes (6,4%)
Filles/Femmes
6,7% (sans contact) / 12,7% (avec contact)
3,9 millions de femmes victimes (14,5%)
Total
Plus d'un adulte sur 10
Contexte
8% des cas avant 5 ans
Inceste dans plus de 8 cas sur 10
Âge de début
8,5 ans en moyenne
3. La Prohibition Mondiale des Châtiments Corporels : Une Progression Inégale
Parallèlement à la reconfiguration des violences en mauvais traitements, un mouvement mondial d'interdiction des châtiments corporels a émergé.
3.1. L'Interdiction dans la Sphère Familiale
• Pionnière : La Suède a été le premier pays au monde à inscrire cette interdiction dans sa législation en 1979.
• Progression : En 2000, 11 pays avaient suivi. En 2022, on en comptait 66.
• La France : Condamnée par le Conseil de l'Europe en 2015, la France est devenue le 56e pays à adopter une telle législation le 2 juillet 2019 avec la loi "relative à l'interdiction des violences éducatives ordinaires".
• Pays Réfractaires : En 2022, 133 pays ne l'avaient pas fait, parmi lesquels les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Russie, l'Inde et le Royaume-Uni.
3.2. L'Exceptionnalisme Américain : La Persistance des Punitions à l'École
L'interdiction des châtiments corporels en milieu scolaire est plus répandue : 136 pays l'avaient adoptée en 2022.
L'exception la plus marquante est celle des États-Unis.
• Légalité : La pratique reste autorisée dans les établissements privés (sauf 4 États) et dans les établissements publics de 17 États, principalement dans le Sud.
• Validation par la Cour Suprême : L'affaire Ingraham v. Wright (1977) a validé cette pratique.
La Cour a jugé que le 8e amendement de la Constitution (interdisant les "punitions cruelles et inhabituelles") ne s'appliquait pas aux élèves car il avait été conçu pour les criminels.
• La Dimension Raciale Invisibilisée : L'analyse souligne que cette affaire présente une dimension raciale cruciale mais ignorée :
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- La victime était un élève noir.
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- La scène se déroule dans un État du Sud marqué par l'héritage des lois de ségrégation Jim Crow.
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- Le mode de sanction (humiliation physique) rappelle celui utilisé pour punir les esclaves.
"malgré un corpus considérable de recherche en sciences sociales établissant à la fois l'inefficacité des châtiments corporels et les dommages sociaux très graves qui peuvent en résulter, le système judiciaire s'obstine à récuser toute mise en cause de la constitutionnalité de cette forme de punition." - Dina PoKempner Sacks
3.3. Au-delà du Châtiment Corporel : Les Nouvelles Formes de Discipline Scolaire
La suppression des punitions physiques ne doit pas occulter la persistance d'autres formes de sanctions, qui affectent de manière disproportionnée les élèves des catégories défavorisées et des minorités ethnoraciales.
• Sanctions classiques : Heures de retenue, exclusions définitives.
• Sanctions moins visibles : Humiliations, stigmatisations.
• Nouveaux motifs : En France, le principe de laïcité tel que défini par la loi du 15 mars 2004 a créé de nouveaux motifs de sanction.
Pour l'année 2022-2023, 3 881 signalements ont été transmis, dont la moitié pour des tenues comme des jupes ou robes longues.
4. La Vulnérabilité de la Protection : Le Mineur face à l'État Punitif
4.1. Le Double Principe : L'Enfant comme Objet de Protection et Sujet de Droit
La protection accrue des mineurs repose sur une double argumentation, en apparence contradictoire mais qui se renforce mutuellement :
1. L'enfant comme objet de protection : En raison de son "manque de maturité physique et intellectuelle", il a besoin d'une protection spéciale (Déclaration des Droits de l'Enfant, 1959).
2. L'enfant comme sujet de droit : Il possède des droits fondamentaux au même titre qu'un adulte, en vertu de sa "dignité et de la valeur de la personne humaine" (Charte des Nations-Unies, 1945).
Ce double principe fonde l'abolition des châtiments corporels.
Cependant, il révèle surtout que l'État devient le maître du jeu, revendiquant le monopole de la faculté de punir et s'autorisant lui-même à infliger des châtiments aux enfants dans des cas précis (ex: tribunaux militaires israéliens jugeant des enfants palestiniens dès 12 ans).
4.2. La Justice Pénale des Mineurs en France : Du Souci de Protection au Durcissement Sécuritaire
L'histoire de la justice des mineurs en France illustre une tension permanente entre protection et punition.
• L'Ordonnance du 2 février 1945 : Marque un "âge presque révolu" où la protection primait sur la punition.
• Le Durcissement depuis les années 1990 : Sous l'effet du populisme pénal et de l'instrumentalisation de faits divers, la tendance s'est inversée.
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◦ Érosion des principes de 1945 : Le législateur a progressivement restreint la présomption de non-discernement (avant 13 ans) et l'excuse de minorité, multiplié les lieux d'enfermement et rapproché la justice des mineurs de celle des adultes.
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◦ Exemples de mesures : Création de la rétention judiciaire pour les moins de 13 ans (1994), création des centres éducatifs fermés (2002), abaissement temporaire de l'âge de responsabilité pénale à 10 ans.
• La Réponse des Magistrats : Les données statistiques sur la période 2000-2019 montrent un tableau contrasté.
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◦ La délinquance juvénile est stable, voire en diminution.
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◦ Le taux de réponse pénale augmente fortement (de 78% à 93%).
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◦ Les magistrats privilégient les alternatives aux poursuites.
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◦ Lorsqu'ils condamnent à la prison, les peines sont plus longues (quantum moyen passant de 5,5 à 9 mois) et les détentions provisoires également (de 3,4 à 7,1 mois).
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◦ Les mesures éducatives sont en recul d'un quart, tandis que les sanctions éducatives sont multipliées par six.
En somme, les magistrats semblent vouloir moins condamner, mais le faire plus lourdement, tout en privilégiant des sanctions à vocation éducative plutôt que des mesures de pur accompagnement.
4.3. Les Mineurs Non Accompagnés (MNA) : Entre Protection et Répression
Le cas des mineurs étrangers non accompagnés (MNA) illustre une autre forme de mise en cause de la protection. Ici, la tension n'est pas entre protection et punition, mais entre protection et répression.
• Cadre Juridique : En principe, les MNA ne peuvent se voir opposer leur absence de titre de séjour et doivent être pris en charge par l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE), relevant de la protection.
L'évaluation de leur minorité par les conseils départementaux est donc cruciale.
• Réalité de Terrain (Enquête dans les Hautes-Alpes) :
L'enquête montre que le protocole légal n'est souvent pas respecté.
◦ Refoulements illégaux à la frontière.
◦ Politique de "déminorisation" par les services départementaux, soumise à la pression politique sur les coûts. Dans le département étudié, le taux de reconnaissance est passé de 46% en 2017 à 4% en 2019.
◦ Logique de suspicion systématique durant les entretiens d'évaluation, où tout élément du récit peut être retourné contre le jeune pour contester sa minorité.
• Conséquences : Le rejet de leur minorité condamne ces jeunes à la précarité, l'errance et l'exposition à de multiples violences, voire les pousse vers des activités illicites pour survivre.
5. Conclusion : La Vulnérabilité de l'Exception Mineure
L'analyse des transformations du châtiment des enfants révèle une dynamique complexe.
Si la société a évolué vers une plus grande protection des mineurs dans la sphère privée, cette protection est loin d'être absolue et reste éminemment vulnérable.
Deux logiques distinctes mais convergentes sont à l'œuvre :
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- Pour les jeunes délinquants : L'enjeu est de réduire la protection accordée par la minorité pénale (en levant l'excuse de minorité, en avançant la capacité de discernement) pour pouvoir appliquer la punition.
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- Pour les jeunes étrangers : L'enjeu est de refuser la protection en rejetant la déclaration de minorité pour pouvoir appliquer la répression (obligation de quitter le territoire, placement en centre de rétention).
Dans les deux cas, l'exception dont les mineurs peuvent théoriquement se prévaloir est remise en cause par des politiques exigeant plus de sévérité.
Le rapprochement opéré dans le débat public entre criminalité et immigration ne fait que renforcer cette tendance, menaçant de faire converger le traitement des mineurs délinquants et des mineurs étrangers vers un même horizon répressif et punitif.