Compte Rendu Détaillé : La Production Sociale des Inégalités de Santé - Le Cas de la Seine-Saint-Denis (2024-2025)
Ce document de briefing analyse les points clés et les arguments principaux présentés dans l'extrait de la conférence de Nathalie Bajos et l'intervention de Lor Piti, sociologue spécialiste des inégalités de santé.
La séance aborde la production sociale des inégalités de santé, avec un focus particulier sur la situation en Seine-Saint-Denis, notamment à la lumière de la pandémie de COVID-19.
Intervenantes :
- Nathalie Bajos : Sociologue, Professeur de sociologie à l'Université Sorbonne Paris Nord, chercheuse à l'IRIS.
- Lor Piti : Sociologue, Professeur de sociologie à l'Université Sorbonne Paris Nord, chercheuse à l'IRIS.
- Date : 2024-2025 (Séminaire associé à un cycle de cours).
Résumé Exécutif :
- L'intervention met en lumière la nature socialement construite et spatialisée des inégalités de santé. En utilisant le cas emblématique de la Seine-Saint-Denis, il est démontré que ces inégalités ne sont pas de simples variations aléatoires mais le résultat de rapports sociaux hiérarchisés et de l'organisation même du système de santé.
La pandémie de COVID-19 a agi comme un révélateur et un accélérateur de ces dynamiques, mettant en évidence la vulnérabilité des populations les plus défavorisées, notamment en Seine-Saint-Denis, due au cumul d'inégalités préexistantes (logement, conditions de travail, état de santé) et à des mesures de lutte contre la pandémie qui n'ont pas tenu compte de ces spécificités.
L'analyse souligne l'importance d'une approche systémique, incluant l'organisation du système de santé et l'offre de soins, pour comprendre et combattre ces inégalités. La notion de "syndémie" est proposée pour mieux saisir l'interaction complexe entre maladies épidémiques et contexte socio-environnemental.
Thèmes Principaux et Idées Clés :
La Production Sociale et Spatiale des Inégalités de Santé :
- Les inégalités de santé sont définies comme des écarts entre groupes sociaux, non pas des différences naturelles, mais "socialement produites".
- Ces inégalités s'incarnent dans l'espace et sont marquées par des "effets de lieu", reprenant la notion de Pierre Bourdieu de la retraduction de l'espace social dans l'espace physique.
- "Il n'y a pas d'espace dans une société hiérarchisée qui ne soit pas hiérarchisée et qui n'exprime pas les hiérarchies et les distances sociales."
- Le cas de la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France hexagonale, illustre cette spatialisation, avec une forte concentration de classes populaires et de minorités racisées dont les états de santé sont dégradés par les conditions de travail, de logement et environnementales.
- La Seine-Saint-Denis comme Cas Exemplaire des Inégalités Socio-Spatiales de Santé :
- Emmanuel Vigneron a objectivé ces dimensions en comparant Paris et la Seine-Saint-Denis le long du RER B, montrant une "moindre espérance de vie" plus on va au nord-est.
- "En moins d'un quart d'heure de trajet le risque de mourir une année donnée augmente de 82 % pour les femmes entre les arrondissements les plus aisés de Paris et le quartier du Stade de France et de 74 % pour les hommes entre le centre de Paris et la ville de la Courneuve."
- Le département souffre d'un déficit majeur en offre de soins, étant devenu un "désert médical urbain", une dénomination longtemps réservée aux zones rurales.
- En 2011, on comptait 5,9 médecins généralistes et 1,6 médecins spécialistes pour 10 000 habitants à La Courneuve/Aubervilliers, contre 19,8 généralistes et 53,4 spécialistes à Port Royal (Paris).
- La Pandémie de COVID-19 : Révélateur et Accélérateur des Inégalités :
- La pandémie a mis "brutalement au jour le creusement de ces inégalités mais plus fortement encore leur caractère pluridimensionnel et la logique cumulative de leur production et de leur reproduction."
- La Seine-Saint-Denis a été frappée dès la deuxième quinzaine de mars 2020, avec des alertes précoces des professionnels de santé.
- Les chiffres hebdomadaires ont montré une augmentation spectaculaire du nombre de morts (+63% en une semaine dès fin mars, quasiment deux fois plus qu'à Paris).
- Au 5 mai 2020, la surmortalité en Seine-Saint-Denis avait augmenté de 130% en avril 2020 par rapport à l'année précédente.
- Le département a connu la plus forte surmortalité de tous les départements français en mars et avril 2020 (124% par rapport à 2019).
- Les Facteurs Expliquant la Surmortalité en Seine-Saint-Denis durant la Pandémie :
- Une population plus jeune et plus immigrée qu'ailleurs : Contrairement aux attentes, la surmortalité a touché une population plus jeune en Seine-Saint-Denis. Le département a la plus forte proportion de population immigrée en France (30%), ce qui est contre-intuitif car habituellement la mortalité des populations immigrées est plus faible ("effet migrant en bonne santé").
- Le cumul d'inégalités préexistantes :
- Logement : Forte "suroccupation des logements" (22% des franciliens en suroccupation en Seine-Saint-Denis malgré seulement 13,7% de la population régionale). L'impossibilité de s'isoler a accentué la circulation du virus, menant à l'expression de "cluster familiaux".
- État de santé : Prévalence élevée de l'obésité (1/5e de la population, l'une des plus élevées en France), du diabète (premier département de l'hexagone) et des troubles respiratoires (exposition à la pollution dans les quartiers politiques de la ville, où vit 39% de la population du département).
- Conditions de travail : Forte proportion de "travailleuses et travailleurs clés" (un actif sur 8 en Seine-Saint-Denis contre un sur 14 à Paris) occupant des emplois exposés au public (caissiers, livreurs, agents de nettoyage, transports en commun). Ces personnes ont continué à utiliser les transports publics, sans "distanciation sociale".
- Des mesures de lutte contre la pandémie uniformes face à des situations différenciées : Les mesures (distanciation sociale, confinement, tests, vaccination) ont été les mêmes qu'ailleurs, ce qui a creusé les écarts.
- La population de Seine-Saint-Denis, bien que plus touchée, a été "moins testée" et "moins pris en charge par les établissements de santé".
- Capacités d'accueil en réanimation significativement plus faibles (13 lits/100 000 habitants en Seine-Saint-Denis contre 35 à Paris).
- Sous-dotation en structures sanitaires (37% de lits d'hôpitaux publics en moins que la moyenne nationale, 25% de médecins généralistes en moins). Cette sous-dotation a empiré depuis 2018.
- Taux de vaccination plus bas que la moyenne départementale, régionale et nationale (moins de 60% dans la ville de Saint-Denis fin 2021). Les obstacles à la vaccination incluent l'absence de médecins traitants, le caractère enclavé de certains quartiers, et les inégalités de couverture sociale.
- Le Rôle du Système de Santé dans la Reproduction des Inégalités :
- Comprendre la reproduction des inégalités "impose dès lors... d'explorer le rôle joué par le système de santé lui-même autrement dit par l'offre de soins à l'échelle des territoires et par la qualité des soins."
- Le système français est caractérisé par une dichotomie ville/hôpital et privé/public.
- Le caractère libéral de la médecine de ville contribue à l'inégale répartition spatiale des soignants ("liberté d'installation").
- La pandémie a mis "crument la contribution du système de santé à la reproduction des inégalités sociales éponymes dans ces espaces urbains relégués et leur amplification en contexte critique."
- Les patients des communes les plus défavorisées ont un "risque de décès à l'hôpital plus important", potentiellement dû à un "risque de retard de prise en charge" (arrivée tardive, absence de médecin traitant).
- Les bénéficiaires de la C2S ou de l'AME ont une probabilité plus faible de transfert en soins de suite.
- Le soin est un "rapport social" influencé par l'organisation des soins, aboutissant à une "hiérarchie des clientèles sociales" (Antoinette Chauven).
- La Notion de Syndémie :
- Pour analyser la crise, il est préférable d'utiliser la notion de "syndémie" (Mary Singer) plutôt que pandémie seule.
- Une syndémie désigne une "relation dynamique entre deux ou plusieurs maladies épidémiques... et le contexte socio-environnemental qui favorise leur interaction".
- Ce concept inclut "l'organisation du système de santé dans ce contexte socio-environnemental", permettant de comprendre l'interaction délétère entre maladies chroniques (plus fréquentes en Seine-Saint-Denis) et la pandémie de COVID-19.
- Les Transformations des Mondes de la Santé à l'Épreuve des Crises :
- La pandémie a révélé et accéléré le "gouvernement métropolitain de la santé" (Marina Honta), où les collectivités territoriales et les villes s'impliquent dans l'organisation des soins malgré des compétences limitées en santé (compétence régalienne de l'État).
- Elle a révélé le paradoxe d'un "virage ambulatoire" prôné par les politiques, mais un caractère "hospitalocentré" de l'organisation des soins en pratique durant la crise.
- L'enquête sur l'organisation des soins de ville durant la première vague a montré "l'absence de régulation nationale et la force des bricolages locaux".
- Le rôle crucial des "collectifs de travail préexistants déjà éprouvés" dans les soins primaires (ex: centres de santé associatifs) qui ont assuré la "continuité des soins" là où d'autres cabinets médicaux libéraux avaient fermé. Ces structures ont assuré une "mission de service public".
- Ces équipes en quartier populaire se retrouvent "en position... d'être des acteurs relais d'une mission de service public alors que celles-ci sont constituées d'acteurs privés".
- Les professionnels de santé et du social ont entremêlé "fonctions de cure... et de care", allant au-delà du travail médical traditionnel (visites aux personnes isolées, aide à régler des problèmes non médicaux).
- Les Enjeux et les Perspectives :
- La pandémie a révélé la nécessité d'un "principe d'équité dit aussi d'universalisme proportionné" (Michael Marmot) pour corriger les inégalités, plutôt qu'une égalité arithmétique.
- L'expérimentation de 26 "structures d'exercice coordonné participative" dans les quartiers politiques de la ville, visant à corriger les dimensions structurelles des inégalités, est un exemple de tentative d'application de ce principe. La Seine-Saint-Denis en compte 3.
- Ces structures mobilisent divers professionnels (médecins, infirmiers, coordinateurs, médiateurs de santé) qui font le lien entre la population, le système de santé et la protection sociale.
- Cependant, la "traduction durable dans le droit commun de ces dispositifs de correction des inégalités" reste en suspens, l'expérimentation devant se terminer en avril 2025.
- "La lutte contre les inégalités sociales de santé reste donc un enjeu politique plein et entier."
- Les espaces comme la Seine-Saint-Denis sont considérés comme un "laboratoire" pour cette lutte.
- Points Importants et Faits Clés :
- La Seine-Saint-Denis est le département le plus pauvre de France hexagonale.
- Différence d'espérance de vie et risque de mortalité significativement plus élevés en Seine-Saint-Denis par rapport aux quartiers aisés de Paris (Emmanuel Vigneron, 2011).
- Déficit majeur de médecins généralistes et spécialistes en Seine-Saint-Denis en comparaison avec Paris.
- Surmortalité la plus élevée de tous les départements français durant la première vague de COVID-19 (124% en mars-avril 2020 par rapport à 2019).
- Surmortalité touchant une population plus jeune en Seine-Saint-Denis que dans l'ensemble du territoire.
- Retournement de l'effet "migrant en bonne santé" durant la pandémie (Myriam Clat et équipe), avec une surmortalité plus forte pour les populations immigrées, notamment originaires du Maghreb et d'Afrique sub-saharienne, majoritaires en Seine-Saint-Denis.
- Forte suroccupation des logements en Seine-Saint-Denis et prévalence élevée de maladies chroniques (obésité, diabète, troubles respiratoires).
- Proportion de travailleurs clés plus élevée en Seine-Saint-Denis qu'à Paris.
- Capacités d'accueil en réanimation significativement plus faibles en Seine-Saint-Denis.
- Baisse du nombre de lits hospitaliers et de médecins généralistes par habitant plus accentuée en Seine-Saint-Denis qu'ailleurs en France dans les années précédant la pandémie.
- Faible taux de vaccination en Seine-Saint-Denis, malgré la présence d'un vaccinodrome au Stade de France.
- Les patients des communes défavorisées et les bénéficiaires de la C2S/AME sont plus à risque de décès ou de moins bon suivi après des soins critiques.
- Les centres de santé associatifs et les collectifs de travail préexistants ont joué un rôle crucial dans la continuité des soins en quartier populaire durant la crise.
- L'expérimentation de structures d'exercice coordonné participative, bien que prometteuse, n'est pas encore inscrite dans le droit commun.
Conclusion :
La conférence de Lor Piti, ancrée dans le cas de la Seine-Saint-Denis et éclairée par la crise sanitaire, offre une analyse percutante des mécanismes sociaux, spatiaux et systémiques qui produisent et reproduisent les inégalités de santé.
Elle met en évidence l'urgence d'une approche globale qui dépasse la simple responsabilité individuelle et intègre pleinement l'organisation du système de santé comme un déterminant majeur de ces inégalités.
Le concept de syndémie s'avère particulièrement pertinent pour saisir la complexité de ces dynamiques en contexte de crise.
L'expérimentation en cours de nouvelles formes d'organisation des soins dans les quartiers défavorisés est une étape importante, mais la pérennisation de ces initiatives et la correction des inégalités structurelles du système de santé restent un défi politique majeur.
