Le Chagrin et la Pitié : Analyse d'un Film Révolutionnaire
Résumé Exécutif
Ce document de synthèse analyse le film documentaire Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls, en s'appuyant sur les perspectives et témoignages présentés dans le documentaire d'ARTE. Sorti en 1971, Le Chagrin et la Pitié a provoqué une rupture fondamentale dans la mémoire collective française concernant la période de l'Occupation.
Les points essentiels sont les suivants :
• Destruction du Mythe Résistancialiste : Le film a été le premier à confronter frontalement et à déconstruire le mythe gaulliste d'une France majoritairement unie dans la Résistance.
Il a révélé une réalité bien plus complexe, faite de collaboration, d'attentisme, d'ignorance volontaire et d'actes héroïques isolés.
• Une Méthodologie d'Interview Novatrice : Marcel Ophuls a développé un art de l'interview unique, mêlant douceur apparente, humour et questions incisives.
En transformant les témoins en "personnages" au sens fort, il a créé une "dramaturgie du témoignage" qui expose les ambiguïtés et les contradictions de la période.
• Censure et Succès Paradoxal : Initialement conçu pour la télévision, le film a été refusé par l'ORTF, la télévision d'État, au motif qu'il "détruit des mythes dont la France a encore besoin".
Cette censure a paradoxalement amplifié son impact, le transformant en un événement culturel majeur lors de sa sortie en salles, où il a connu un immense succès public.
• Un Catalyseur de Mémoire : Le film a déclenché un débat public sans précédent sur la responsabilité de l'État français et de citoyens français dans la collaboration et la déportation des Juifs.
Il a ouvert la voie à de nouvelles œuvres cinématographiques et aux travaux d'historiens comme Robert Paxton.
• Héritage Politique et Sociétal Durable : L'onde de choc du film a eu des répercussions à long terme, influençant la société française dans son rapport à son passé.
Son héritage est perceptible jusque dans le discours de Jacques Chirac en 1995, reconnaissant officiellement la responsabilité de l'État français dans la Shoah, un discours considéré comme un prolongement direct du travail de mémoire initié par le film.
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Un Séisme Cinématographique et Culturel
Le 14 avril 1971, une petite salle de cinéma du Quartier Latin à Paris projette pour la première fois Le Chagrin et la Pitié.
Ce documentaire, réalisé par Marcel Ophuls, alors âgé de 42 ans, offre une "vision décapante" des années d'Occupation, loin de la mythologie héroïque officielle.
Produit par les télévisions allemande et suisse, il est rapidement acclamé à l'international, acheté par 27 pays et sélectionné aux Oscars.
En France, cependant, l'accueil est radicalement différent. L'ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française) refuse d'acheter et de diffuser ce qu'elle considère comme un "film hérétique".
Cette décision déclenche de violentes controverses et érige le film en symbole d'un "duel entre la génération post-68 et le pouvoir".
Le film devient célèbre, paradoxalement, parce qu'on ne l'a pas montré à la télévision.
Le titre lui-même, inspiré par le témoignage d'un résistant qui confie que ses sentiments les plus fréquents furent "le chagrin et la pitié", est décrit comme "extraordinairement romanesque" et "impitoyable", reflétant la complexité d'une période où les lignes morales étaient brouillées.
La Genèse du Projet : De l'ORTF à l'Exil
Le Parcours de Marcel Ophuls
Rien ne prédestinait Marcel Ophuls à briser le mythe gaulliste, si ce n'est son parcours personnel.
Né en Allemagne en 1927, fils du cinéaste Max Ophuls, il fuit le nazisme avec sa famille pour la France, puis pour Hollywood.
Devenu citoyen américain, il rentre en France après-guerre.
Après des débuts comme assistant réalisateur et une amitié avec François Truffaut, il connaît un échec commercial qui le pousse, "très à contre-cœur" et pour des "raisons alimentaires", à rejoindre la télévision française en 1966.
L'Invention d'un Style
À l'ORTF, au sein de l'équipe de l'émission "Zoom", Ophuls développe son style.
Utilisant les nouvelles technologies légères (caméra 16mm, enregistreur Nagra), il pratique un "journalisme subjectif", allant à la rencontre des Français (femmes, ouvriers, jeunes) et perfectionnant ce qui est décrit comme un "art de l'interview".
Du Projet Interrompu à la Production Indépendante
Le projet initial est une suite à deux émissions sur Munich 1938, visant à explorer les conséquences de l'Occupation. Le mouvement de Mai 68 et la grève qui s'ensuit à l'ORTF interrompent le projet.
Ophuls, ainsi que les producteurs André Harris et Alain de Sédouy, sont licenciés.
Le groupe trouve refuge auprès d'une nouvelle société de production suisse et Ophuls convainc la télévision allemande (NDR) de financer 70% du film.
Le tournage est lancé au printemps 1969, né de la censure et de la nécessité de trouver du travail ailleurs.
Une Méthodologie Révolutionnaire : La Dramaturgie du Témoignage
L'Art de l'Interview
Marcel Ophuls rejette l'étiquette de "cinéma vérité", qu'il juge "horriblement prétentieux".
Sa méthode consiste à créer une "dramaturgie du témoignage" où les personnes interrogées deviennent de véritables personnages.
Il aborde ses sujets "en douceur, en rigolant", utilisant parfois l'"humour juif" pour désarmer, mais son approche est fondamentalement sans concession.
Il laisse ses témoins "dérouler leurs pensées", manifestant une forme de respect pour leur parole tout en maintenant une distance critique, voire un "manque d'empathie".
Cette approche permet de révéler les fissures, les non-dits et les justifications a posteriori.
Témoignages Emblématiques
Le film est construit autour d'une mosaïque de témoignages qui, mis en regard, créent une vision polyphonique et troublante de la France occupée.
- Le choix de Clermont-Ferrand comme microcosme s'est avéré judicieux en raison de sa proximité avec Vichy et de la présence de toutes les facettes de l'époque :
*pétainisme, * Milice, et * Résistance.
Témoin(s)
Rôle / Statut
Thème Principal du Témoignage
Les frères Klein
Commerçants
La banalité de l'antisémitisme et le manque de solidarité. Leur annonce dans Le Moniteur pour se déclarer "catholique" et non "juif" est une séquence phare.
René de Chambrun
Gendre de Pierre Laval
La défense sophistique de Vichy, argumentant que le régime aurait sauvé une partie des Juifs français.
Ophuls le confronte directement à la caméra sur le droit moral d'un État à "choisir entre deux groupes humains".
Christian de la Mazière
Ancien de la Waffen-SS française
L'engagement fasciste assumé ("jeune fasciste").
Son témoignage, qualifié de "glaçant" et "authentique", crève l'écran et met mal à l'aise toutes les consciences.
Il conclut le film par un appel à la prudence adressé à la jeunesse de 68.
Pierre Mendès France
Homme politique, résistant
La dignité face à la persécution.
Son récit de l'arrestation de son père et de la naissance de sa fille, qu'il n'avait jamais vue, est un moment d'émotion intense.
Les frères Grave
Paysans résistants
L'héroïsme ordinaire et modeste. Leur témoignage sur les débuts de la résistance en Auvergne, où ils chantaient L'Internationale car Pétain avait annexé La Marseillaise, illustre l'engagement populaire.
Claude Lévi-Strauss
Anthropologue
Le regard extérieur et moral. Il juge sévèrement l'État français pour avoir "renié le droit d'asile traditionnel de la France" en livrant des ressortissants qu'il devait protéger.
Témoins des "tondues"
Spectateurs de la Libération
La violence misogyne de l'épuration.
La séquence, associée à une chanson de Brassens, est qualifiée de "transgressive" et a profondément marqué les féministes émergentes de l'époque.
La Censure et la Controverse : Un Mythe Intouchable
Le Refus de l'ORTF
La direction de la télévision d'État justifie sa décision de ne pas diffuser le film par une phrase devenue célèbre :
"Ce film détruit des mythes dont la France a encore besoin."
Cette déclaration révèle une volonté explicite du pouvoir politique de maintenir une version officielle de l'Histoire, occultant les aspects les plus sombres de la période.
L'Opposition de Simone Veil et des Résistants
Une opposition significative est venue de figures respectées, notamment Simone Veil.
Ayant elle-même survécu à la déportation, elle estimait que le film "entachait de collaboration l'ensemble de la société française" et ne rendait pas justice aux nombreux Français courageux qui, sans être des résistants armés, avaient aidé des Juifs.
Les commentateurs du documentaire suggèrent que sa position, bien que sincère, a servi de paravent aux "pétinistes à Légion d'honneur" de l'ORTF.
De nombreux anciens résistants ont également fait pression, craignant que le film ne donne une "mauvaise image de la France".
L'Affaire Bousquet
Le film expose la présence au sommet de la société de figures de la collaboration.
Une séquence montre René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy et organisateur de la rafle du Veld'Hiv, devenu après-guerre un puissant directeur de la Banque d'Indochine.
La banque a contacté les producteurs suisses pour leur demander de supprimer le passage en échange de contreparties financières, ce que ces derniers ont refusé.
Cette affaire illustre à quel point les responsables de l'époque étaient encore en poste et influents.
L'Héritage d'un Film-Événement
Une Rupture Mémorielle
Le Chagrin et la Pitié a provoqué un "basculement mémoriel".
Il a forcé la société française à regarder en face la collaboration de l'État et le comportement d'une partie de sa population.
Pour la première fois, la parole se libère, comme en témoigne le nombre sans précédent de lettres envoyées au journal Le Monde en 1971, où les citoyens débattent avec passion de la période.
Le film a rendu impossible de "remettre la poussière sous le tapis".
Impact International
Aux États-Unis, le film sort en 1972 dans un contexte marqué par la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate.
La critique américaine y voit un miroir, posant la question : "Dans des circonstances comparables, avons-nous bien agi ?".
Le film change également la perception américaine de la Libération, révélant que les GIs ont débarqué non seulement dans un pays occupé, mais aussi dans un pays qui avait "sereinement organisé sa collaboration avec l'occupant".
Un Catalyseur pour l'Histoire et le Cinéma
Le film est considéré comme un "facilitateur" qui a permis l'émergence d'autres œuvres traitant de l'Occupation sous un angle critique, comme Lacombe Lucien de Louis Malle ou Monsieur Klein de Joseph Losey.
Il a également préparé le terrain pour l'accueil du livre de l'historien américain Robert Paxton, La France de Vichy, qui, par une approche archivistique, confirmait les conclusions du film.
Ophuls et Paxton sont vus comme partageant le même "esprit" en osant juger Vichy.
Vers la Reconnaissance Politique
L'impact du film s'étend sur plusieurs décennies. Le débat qu'il a ouvert est considéré comme une étape essentielle menant à la reconnaissance officielle de la responsabilité de la France.
Un intervenant établit une continuité directe : "Il n'y a pas de discours de Chirac en 1995 s'il n'y a pas le chagrin à la pitié."
Ce discours, où Jacques Chirac déclare que "la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, secondée par l'État français", marque l'aboutissement du processus de mémoire que le film avait brutalement initié 24 ans plus tôt.
C'est la preuve qu'un film, "somme toute assez rare", peut "changer les choses" et "changer des vies".